La 4è de couverture de l'édition de poche "biblio" annonce un texte remis par l'auteur à l'éditeur parisien en mesure précaution, au cas où il lui arriverait malheur en Albanie ou ailleurs ; c'était il y a plus de vingt ans.Voilà de quoi appâter le lecteur d'aujourd'hui. Est-ce réellement justifié ?
« Tout comme les anciens Balkaniques qui se mettaient à l'affût dans les montagnes pour enlever une femme, j'étais venu faire le guet dans ce café de Paris pour accomplir le rite ancestral.» Au fil de ses voyages de Tirana à Paris, le narrateur fait certes quelques rencontres féminines. Mais ses relations avec la belle Sylvaine comme avec Mme V… tendent tragiquement à se réduire à des appels téléphoniques depuis une chambre d'hôtel, et à de brefs rendez-vous dans des cafés illustres, tels que les Deux-Magots ou la Closerie des Lilas. « J'imaginais mes camarades de Tirana, le visage collé aux vitres de l'établissement, écarquillant les yeux d'admiration et de curiosité.» Le narrateur, cinéaste raté, seulement invité à Cannes par la providence d'un examen d'urine du Guide Suprême, n'a jamais tout à fait l'opportunité de franchir le rideau de fer, accidentel ou psychologique, qui le sépare de sa possible conquête féminine. Tel est l'amant qui venait du froid (merci John Le Carré).
« Je ressentais un besoin irrépressible de la retrouver et de hurler en même temps : pourquoi suis-je incapable de tomber amoureux de toi ? de quelle manière te prémunis-tu, quels stratagèmes utilises-tu pour t'en préserver ? » Son problème avec les Parisiennes semble ne pas exister sous d'autres cieux, situés, il est vrai, du mauvais côté du véritable rideau de fer, c'est-à-dire dans «un autre univers».
Une nuit, quand Sylvaine vit une ombre menaçante par sa fenêtre, elle appela le narrateur qui, par chance était à son hôtel parisien et non dans les brumes de Tirana. Malheureusement, le narrateur s'apprêtait à sauter dans un taxi pour rejoindre son cercueil pour l'Albanie — son avion en fait. Donc Sylvaine dut se réchauffer toute seule ce soir là, comme beaucoup d'autres quand le narrateur avait la chance d'obtenir un passeport pour venir en France, à Paris, et que ses anges gardiens de l'ambassade le surveillaient ou qu'il croyait qu'ils le faisaient. Son hallucination — mais en était-ce une ? — pouvait le prendre à l'improviste : «Avenue Montaigne, il me semble apercevoir le cortège de voitures noires du Bureau Politique.»
Résultat, son amie Marianne de Tirana n'est pas vraiment jalouse — tant pis pour le lecteur. Au dernier retour en Albanie, le narrateur enfiévré d'avoir embrassé Sylviane, et tremblant devant la "Sigurimi" du Guide Suprême, sombre dans l'inconnu ; revenu de ses peurs la tête pleine des anciennes coutumes, il s'effraie des rites du septième et du quarantième jours après son trépas — alors qu'il est invité à l'ambassade de France. Tel est le poids de l'ombre, que ce soit celle du Guide Suprême ou des vieilles traditions albanaises. C'est le côté tragique de l'œuvre. Et c'est un leitmotiv chez Kadaré.
Cependant l'humour de l'auteur devient perceptible quand on considère ce texte comme un roman d'amour manqué, ou quand le récit s'évade du côté de l'autofiction burlesque. Je pense à l'épisode où l'artiste albanais se fait passer pour un touriste flamand dans une boîte de Pigalle afin de faire rire des strip-teaseuses : Karlijn Stoffels, non mais vous imaginez ! Tous ses amis et toutes ses amies étaient partis tourner en Belgique, y compris bien sûr la belle Sylvaine. Il y a des jours comme ça où on se trouve mal d'être Albanais à Paris. Pas besoin de 4è de couv' pour en convaincre le lecteur.
• Ismail KADARÉ – L'Ombre. - Fayard, 1994, et Livre de Poche "biblio" 2007, 250 pages.