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Après s'être ruiné au casino en Argentine, le baron Béla Wenckheim est rapatrié par la branche richissime de ses cousins viennois qui financent son rêve de finir ses jours sur sa terre natale plutôt qu'en prison à Buenos Aires, et de revoir Marietta alias Marika avec qui il flirtait au temps où ils étaient lycéens. Dans ses habits neufs et sur mesure de grand homme — il atteint les deux mètres — le baron préalablement prié par sa riche et noble famille de ne plus faire d'esclandre, prend le train à Vienne, en change à Budapest puis à Békéscaba avant d'arriver seul et sans bagages à sa destination finale. Le sujet central du roman c'est donc l'accueil qui est réservé au baron dans la ville de sa jeunesse ; son nom n'apparaît pas mais il est facile d'identifier Gyula, ville natale de László Krasznahorkai, à la frontière roumaine.

 

Tandis que le baron rentre au pays, suscitant des rumeurs folles et des rêves insensés de progrès et de modernisation, le « professeur » a au contraire pris ses distances. C'est l'ouverture de l'histoire. Spécialiste des mousses (?) il a quitté science et logis pour un diable de cabanon au milieu des ronces où il s'oppose à coups de fusils aux demandes de reconnaissance de sa fille venue lui faire du tapage entourée de journalistes des médias locaux. Malgré les tentatives de sa bonne, madame Ibolya, de le séduire avec ses délicieuses tartes linzer, le professeur drôlement accoutré car il fait froid, escorté d'un chien bâtard, refuse l'idée de revenir à sa maison mise en vente et, tout au contraire, il brûle ses vaisseaux pour cacher ou sa mort ou son départ. Peut-être en laissant derrière lui le brûlot anonyme anti-hongrois que la presse locale décidera de publier sans couper les attaques ad hominem comme le voudrait le maire, encore dans son rôle de chef d'orchestre des festivités.

 

« Bienvenue » clamaient les banderoles à la gare. Le maire s'était efforcé dans l'urgence de mettre en place bien plus qu'un pauvre comité d'accueil : il y avait les discours des notables, les chants des habitants des quartiers — reprenant Don't cry for me Argentina —, les klaxons des motards néo-nazis, Hell's Angels surarmés pour faire régner l'ordre dans la ville. Bref un accueil du tonnerre, sauf qu'on a oublié de présenter Marietta au baron, et que plus tard, lui rendant visite chez elle il ne la reconnaît pas et claque la porte. Après diverses aventures, souvent cocasses, allant de son logement au château débarrassé de ses pensionnaires orphelins, à l'hôtel où ses bagages de luxe arriveront trop tard, le baron désespéré est renversé et écrasé par une locomotive de chantier conduite par des cheminots alcoolisés fonçant sur les rails tous feux éteints pour chasser les biches de la forêt. En même temps, de nombreux personnages secondaires s'inquiètent de la tournure des événements — tant ils attendaient du retour du baron, comme un sauveur au milieu de la décadence générale.

 

Les obsessions de l'auteur reprennent et développent des thèmes déjà rencontrés dans Le Tango de Satan et dans la Mélancolie de la résistance ou encore dans Guerre et guerre voire dans les nouvelles inquiétante du recueil Sous le coup de la grâce. La ville peu à peu se détraque : les trains ne sont plus à l'heure, et ne roulent plus, les chaînes locales de télévision ferment, l'essence vient à manquer, les rues se vident, une colonne de mystérieuses berlines noires traverse la ville sans s'arrêter. Il est clair que la peur surgit partout en ville, surtout après la mort du baron quand plus rien de ne semble fonctionner correctement et que le quotidien des habitants devient problématique. Une fois le maire transporté à l'hôpital, tout s'accélère. Marietta a fait ses valises, à temps semble-t-il, pour échapper au chaos final, quand la ville brûle en un finale grandiose et apocalyptique.

 

Car le roman s'apparente à un opéra. Face à un incipit qui avertit « les musiciens » que « ce ne sera pas une partie de plaisir » et qu'ils devront « se préparer à souffrir », le lecteur se demande un temps s'il a fait le bon choix en s'offrant ce spectacle, d'autant que les titres des parties — les « danses » — surprennent « TRRR... », « RAM », « PAM », « HMMM », etc..., et qu'une longue « bibliothèque des partitions » liste en fin d'ouvrage une série de noms et de détails triviaux. Or, la composition originale de l'œuvre, sa puissance, saisissent d'emblée le lecteur. Tant qu'on ne rencontre pas un point (une page, dix pages...) le paragraphe suit le point de vue d'un personnage, ses faits et gestes, son flux de conscience. Les propos de son interlocuteur sont inclus comme discours rapporté, pêle-mêle à la suite. Étonnamment on ne s'y perd pas et l'on savoure au contraire la dimension drôlatique des discussions. Le roman passe du comique au tragique et du tragique au comique avec une facilité surprenante. Aucun doute, cet écrivain hongrois est l'un des principaux auteurs vivants de ce début de siècle.

 

 

László Krasznahorkai, Le baron Wenckheim est de retour. Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Cambourakis, 2023, 416 p.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE EUROPEENNE, #EUROPE CENTRALE ET BALKANIQUE, #HONGRIE
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