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Ce livre est un regroupement d'articles et de conférences données par l'auteur. Professeur à l'Université McGill à Montréal, Pierre H. Boulle s'est choisi une spécialité peu connue dans l'Hexagone : étudier la présence des Noirs en France avant 1789. Ceci n'était bien connu que pour Bordeaux (1).

 

 
Leur nombre, inférieur à 5000 personnes sous le règne de Louis XVI, tendait à augmenter et un procureur du roi parlait d'un "déluge de Nègres". Un édit d'octobre 1716 avait autorisé l'entrée dans le Royaume d'esclaves accompagnant leur maître venant des colonies, à la condition qu'une déclaration en soit faite à l'arrivée, faute de quoi leur affranchissement serait prononcé conformément au Code Noir de 1685. À Paris, la "Table de marbre" de l'Amirauté peut ainsi être amenée à libérer de leur joug des esclaves présents en France. En 1738, on porta la limite du séjour à trois ans et les mariages d'esclaves furent interdits. Néanmoins, après la Guerre de Sept Ans, le gouvernement estima qu'il y avait trop de Noirs en France, quel que soit leur statut personnel ou leur origine géographique. Le 30 juin 1763 une circulaire de Choiseul ordonnait leur expulsion avant d'être annulée l'année suivante après avoir renvoyé quelques centaines de personnes vers les "isles à sucre". Après un recensement des Noirs, de nouveaux textes, en août 1777 et janvier 1778, devaient reprendre l'ensemble de la question noire en France. On renouvelait l'obligation des déclarations de présence sur le territoire, remplie par le maître ou par le Noir libre, une sorte de pièce d'identité ou "cartouche" lui étant établie, on créait des dépôts — sorte de centres de rétention — pour les Noirs débarquant des colonies avec leur maîtres mais sans être à leur service. Un arrêt du Conseil d'État du 5 avril 1778 interdit bientôt les mariages mixtes, car la pureté du sang était devenue une inquiétude officielle. Mais les autorités avaient quelque mal à distinguer les Noirs d'origine africaine des Indiens, notamment originaires du Bengale. Et puis, aux Mascareignes (île Bourbon et île de France) les termes "blanc" et "noir" signifiaient qu'on possédait ou non des habitations sans trop tenir compte de la couleur de la peau.

Or, dès 1684 un article de Bernier, disciple de Gassendi, dans le "Journal des Sçavans" prétendait montrer la supériorité de la race blanche. Au temps des Lumières, le durcissement du discours raciste ira bien au-delà des théories de Boulainvilliers (2) qui, parlant de race à propos de l'aristocratie, concevait des évolutions possibles sur trois ou quatre générations, du fait notamment de l'éducation, "race" signifiant originellement la lignée, le lignage, constitutif d'une "noblesse de race" distinction suprême par rapport à la noblesse acquise par des roturiers. De fait, passé le milieu du XVIIIe siècle on voit se mettre en place un "racisme moderne" — on veut dire par là qu'il n'est plus un préjugé traditionnel ou religieux — tandis que Buffon théorise la hiérarchie des races considérées comme des invariants.  Le racisme n'a donc nullement épargné les Lumières.

Lorsque la Révolution arriva, les Noirs de France étaient plus nombreux à Paris que dans le reste du pays, à l'exception des principaux ports comme Nantes, Bordeaux, Lorient, Marseille. Les Sans-Culottes auraient, selon l'auteur, plutôt bien accueilli dans leurs rangs ces victimes de l'ancienne aristocratie et des milieux liés au trafic négrier et aux habitations sucrières. Il s'était créé une Société des Amis des Noirs à Paris en 1788. En revanche, il s'est constitué dès 1789 un groupe de pression — des "députés extraordinaires" — cherchant à dissuader les Assemblées d'abolir l'esclavage : en faisaient partie Jean-Baptiste et Alexis Mosneron, issus d'une famille d'armateurs et négriers nantais. Pour eux, l'universalité des Droits de l'Homme s'arrêtait aux rives du golfe de Gascogne.

Malgré ses imperfections, le recensement des non-Blancs en 1777 permet à Pierre H. Boulle de faire le portrait de groupe des 2000 et quelques personnes qu'il a pu identifier avec précision, de construire une pyramide des âges, une carte de répartition des Noirs (utilisant les départements de 1790) et quelques autres analyses statistiques. En dehors d'exceptions très remarquables (le chevalier de Saint-Georges, le père d'Alexandre Dumas), ces personnes ont pour l'essentiel une activité de domestiques alors que la législation voulait leur faire apprendre des métiers utiles aux "isles à sucre" ! L'explication de cette contradiction provient de ce que — outre une non-application des exigences du pouvoir d'autant plus fréquente que les Noirs étaient souvent au service de familles aristocratiques — les jeunes Noirs, spécialement les jeunes garçons, étaient à la mode comme serviteurs. Ce qui a comme conséquence qu'à l'arrivée en France la moyenne d'âge est un peu plus faible pour les Noirs de sexe masculin. L'illustration de couverture montre ainsi Zamor (3), petit esclave au service de la comtesse du Barry. Cette mode a été ironiquement décrite par Louis Sébastien Mercier dans son "Tableau de Paris" que je cite en respectant l'orthographe d'époque : 

« Le singe, dont les femmes raffoloient (...) a été relegué dans les antichambres (...) et les femmes ont pris de petits Negres (...) Le petit Negre brûlé par le soleil n'en paroît que plus beau. Il escalade les genous d'une femme charmante, qui le regarde avec complaisance ; il presse son sein de sa tête languineuse, appuie ses levres sur une bouche de rose, & ses mains d'ébene relevent la blancheur du col éblouissant. Un petit Negre aux dents blanches, aux lèvres épaisses, à la peau satinée, caresse mieux qu'un épagneul & qu'un angora. Aussi a-t-il la préférence ; il est toujours voisin de ces charmes que sa main enfantine dévoile en folâtrant, comme s'il étoit fait pour en connoître tout le prix.»

En somme, un livre précieux pour qui s'intéresse à l'histoire de la traite négrière, ou de la société du dix-huitième siècle.

(1) Pour Bordeaux, le sujet a été traité par Éric Saugera. Voir le compte-rendu de son "Bordeaux port négrier".
(2) Sur Boulainvilliers, voir "Les Lumières Radicales" de Jonathan Israël, chapitre XXX. Essai dont on peut lire ici le compte-rendu.
(3) Portrait de Zamor dû à Marie Victoire Le Moine, 1785, Museum of Art and Gardens, Jacksonville, Floride.

Pierre H. BOULLE
Race et esclavage dans la France de l'Ancien Régime

Perrin, 2007, 286 pages. Avec notes, bibliographie et index.

 

 

Tag(s) : #ESCLAVAGE & COLONISATION, #FRANCE, #RACISME
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