L'américain John Tolan, professeur d'histoire médiévale à l'université de Nantes, a sous-titré cette étude "la rencontre de François d'Assise et de l'islam : huit siècles d'interprétation." Sous sa conduite, on analyse les écrits consacrés à cette rencontre depuis le récit de Jacques de Vitry, contemporain des faits, jusqu'aux publications les plus récentes et souvent plus audacieuses que les hagiographies d'antan. John Tolan confronte méthodiquement les textes et leur mise en image par de nombreux artistes du XIII° au XX° siècle. Ainsi nous livre-t-on une magistrale leçon sur la manière dont on écrit l'histoire, dont on l'interprète, avec des soucis différents au fil du temps.
La construction de la légende (XIII-XIVe siècles)
La rencontre du Saint et du Sultan s'est produite à la fin de l'année 1219, lors de la cinquième croisade, entre la prise de Damiette par les Croisés et leur écrasement par les forces du sultan al-Kâmil. Le premier chroniqueur de la Rencontre, Jacques de Vitry, avait été nommé évêque de Saint-Jean d'Acre en 1216 et delà il rejoignit les Croisés à Damiette en 1218. Dans une lettre datée de 1220, il évoque la progression des frères mineurs qui "imitent expressément les formes de l'Eglise primitive et la vie des apôtres" et rapporte la rencontre.
« [Le] maître et fondateur de cet ordre, brûlant du zèle de la foi, n'a pas craint de traverser l'armée des ennemis, et après avoir prêché quelques jours la parole de Dieu aux Sarrasins, il obtint peu de chose. Le sultan, roi d'Égypte, lui demanda cependant en secret de supplier le Seigneur à son intention afin qu'il adhère sous l'inspiration divine à la religion qui plairait le plus à Dieu.»
L'évêque, critique à l'égard de ces jeunes gens qui ignorent la "discipline monastique", modifie son récit 3 ou 4 ans plus tard : le sultan relâche frère François de peur "de voir passer dans l'armée des chrétiens des membres de sa propre armée".
Dans la chronique d'Ernoul et de Bernard le Trésorier (1227-1229), François n'est plus seul mais accompagné d'un autre frère mineur, et tous deux demandent au sultan une confrontation avec ses clercs musulmans pour organiser une "disputatio". Ceux-ci ne voulant pas entendre dire du mal de Mahomet, ils conseillent au sultan de faire périr ces chrétiens, mais le sultan est un vrai chevalier comme on les aime dans l'Occident chrétien et il leur propose de beaux cadeaux, leur offre à boire et à manger, et les renvoie gentiment dans leur camp. La guerre reprit et les Croisés furent massacrés. Peu après Frédéric II que nous connaissons bien (Kantorowicz) se rendit en Orient, croisé et excommunié, et négocia avec le sultan d'Egypte dix années de libre accès à Jérusalem.
En 1228, Thomas de Celano avait à peine fini de rédiger la Vita prima. Il insiste, lui, sur les mauvais traitements subis par les deux clercs avant leur rencontre du sultan et sur leur refus méprisant des cadeaux. Quatre ans plus tard, dans l'épopée en vers d'Henri d'Avranches, le sultan est devenu un "roi des Perses", ou des Parthes que François renonce à tous convertir à lui seul : plutôt que de chercher chez les Parthes le martyre qui ne vient pas il entame son retour vers Assise parce que "le feu brûle dans l'Église" : en effet, le mouvement franciscain naissant est miné par des divisions.
En 1260-63, Bonaventure rédigea la Legenda maior : dans cette version de son hagiographie, François rencontre le sultan de Babylone, il est en compagnie du frère Illuminé, et il tient un discours nouveau au sultan :
— Si tu hésites à quitter pour la foi du Christ la loi de Mahomet, ordonne qu'on allume un immense brasier où j'entrerai avec tes prêtres, et tu sauras alors quelle est la plus certaine et la plus sainte des croyances, celle que tu dois tenir.»
— Je doute , remarqua le sultan, qu'un de mes prêtres veuille pour sa foi s'exposer au feu…»
— Si tu veux me promettre, en ton nom et au nom de ton peuple, que vous passez tous au culte du Christ pourvu que je sorte des flammes sans mal, j'affronterai seul le feu.…»
Le sultan, conclut Bonaventure, n'osa point accepter ce contrat aléatoire par crainte d'un soulèvement populaire...
De retour en Italie, François va enfin seulement brûler d'un feu dévorant : celui des stigmates et accumuler les miracles. Le pape Grégoire IX se hâte de le canoniser et le lendemain, 17 juillet 1228, pose la première pierre de la basilique d'Assise où le frère Élie se dépêche d'inhumer le corps du Poverello.
Mais Bonaventure avait de ces délicatesses que d'autres n'hésiteront pas à bousculer. En 1326, Angelo Clareno imagine que le sultan accorde un laisser-passer à François et à ses compagnons pour accéder au Saint-Sépulcre. Ainsi est établie et légitimée la présence des Franciscains à Jérusalem (ce qui est effectivement concédé en 1333 aux Franciscains par le sultan mamelouk).
Bientôt François mettra les pieds dans le feu et l'ordalie — pourtant condamnée à Latran en 1215 — deviendra l'un des grands repères de la légende franciscaine. En 1327-1337, Ugolino da Montegiorgio n'hésite pas à faire à faire de l'expédition du Pauvre d'Assise un véritable "remake" de la vie de Jésus puisque douze apôtres l'accompagnent. Et désormais le sultan al-Kâmil s'est secrètement converti : à sa mort deux frères franciscains reviendront lui assurer les joies éternelles du paradis chrétien.
La rencontre du saint et du sultan vue par les artistes
Bien après la construction d'une nouvelle église franciscaine à Florence, l'actuelle Santa Croce, un retable y fut installé en 1595. Deux siècles et demi plus tôt en effet, le plus riche banquier florentin de ce temps avait commandé cette illustration de la vie du Poverello : c'est le retable Bardi. Au centre, François est représenté grandeur nature, « le visage, hiératique, est parfaitement symétrique, en un formalisme inspiré des icônes byzantines » note John Tolan. L'une des vingt scènes qui l'entourent présente la rencontre du Saint et du Sultan — mais sans aucun feu — une œuvre sans doute inspirée par la Regula non bullata, la toute première règle des franciscains écrite dès 1221.
Fig. 1 - Détail du retable Bardi par Coppo di Marcovaldo (ca. 1240)
Voir le retable Bardi entier
Précédant deux frères, François, en habit franciscain, la corde nouée autour de la taille, les pieds nus, l'Évangile à la main, s'adresse à une foule de barbus Orientaux sagement rangés pour l'écouter prêcher et exposer les mérites supérieurs du christianisme. À leurs côtés, le sultan sur son trône comme son garde du corps sont captivés par leurs visiteurs.
À Assise auparavant, entre 1295 et 1299, le cycle de fresques était, dit-on, réalisé par Giotto : «Aucun saint n'avait auparavant fait l'objet d'un cycle d'une telle ampleur » note John Tolan. Là, le brasier est figuré mais personne n'y met les pieds.
Il en va de même selon Fra Angelico (ca 1395-1455) : François, l'air très sûr de lui, discute avec l'entourage du sultan, le feu est devant eux ; entre le sultan et le saint un garde tient une solide épée, mais le sultan garde son calme et tout se passe bien. L'artiste a porté une attention toute particulière aux visages.
Fig. 2 - Fra Angelico (avant 1455). Lindenau-Museum d'Altenburg
À la même époque, Benozzo Gozzoli est resté plus traditionnel pour représenter les visages. Pour l'église San Francesco de Montefalco, sur une colline à trente kilomètres au sud d'Assise, Gozzoli a imaginé en 1452 un François les pieds nus certes, mais au milieu des braises… À sa gauche la présence d'une séduisante blonde provient d'un étonnant amalgame réalisé par l'artiste : selon cette autre version du brasier, rapportée par Ugolino da Montegiorgio, François avait rencontré dans une "auberge" une fille qui prétendait coucher avec lui, okay fit le saint, il se déshabilla et se jeta… dans les flammes de la cheminée. La fille ne l'y suivit pas. Elle se fit clarisse.
Fig. 3 - Benozzo Gozzoli (1452), San Francesco, Montefalco
L'Espagne était en pleine "reconquista" quand le poverello se mourrait à Assise. A Madrid, le Prado conserve le retable de la Bañeza (1434). À côté de la Vierge à l'enfant, trois scènes sont consacrées à saint François dont une mise en scène très spectaculaire de sa rencontre avec al-Kâmil. François et son disciple sont des captifs enchaînés. Le sultan et ses gardes n'ont rien de commode. Le peintre léonais Nicolàs Francès mort en 1468 figure un alter Christus traîné devant un nouveau Pilate : les Sarrasins sont des ennemis implacables du Christ et de ses serviteurs.
Fig. 4 - Nicolàs Francès, retable de la Bañeza, détail. Le Prado, Madrid
Voir le retable en entier
Ensuite les redoutables Ottomans vont prendre la place des Sarrasins dans l'imaginaire et la géopolitique de l'Occident. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour qu'ils fassent moins peur. John Tolan nous montre alors la gravure de Gustave Doré : pour la première fois saint François est représenté surmontant le sultan. Un sultan passif et décadent.
Fig. 5 - Gustave Doré. Illustration pour l'Histoire des Croisades de J.F. Michaud
À chacun son Poverello
Si François n'existait pas, il faudrait l'inventer ! François est paraît-il le saint le plus populaire, et à ce titre tout le monde veut s'en réclamer, quitte à insister sur tel ou tel aspect de sa vie : choix de la pauvreté, recherche du martyr, volonté missionnaire et d'évangélisation, ou bien encore prédication aux oiseaux, ouverture spirituelle, imitation du Christ, miracles et stigmates. D'un côté, un courant spirituel, cordelier et capucin, de l'autre un courant "conventuel" c'est-à-dire plus institutionnalisé en un standard acceptable de la Pologne au Portugal puisque l'ordre s'est vite étendu à la fin du moyen-âge. Entre ces deux courants, les relations sont souvent brutales comme en témoigne le recours à l'Inquisition pour faire taire les plus exaltés des partisans du Poverello.
À l'âge de la Réforme, Luther et les Huguenots veulent voir en saint François une figure d'Antéchrist. Avec la Contre-Réforme, au contraire, les Jésuites l'admirèrent et Bossuet en fit autant dans un célèbre Panégyrique. Quand arriva l'âge des Lumières, Pierre Bayle dans son Dictionnaire de 1697 eut la sagesse de rejeter les pires accusations de l'"Alcoran des cordeliers" pamphlet huguenot de 1542, les stigmates n'étant que le résultat d'une dispute avec saint Dominique qu'il l'aurait blessé de plusieurs coups de broche ! Mais les Lumières suivantes virent généralement dans saint François le pire de l'Eglise catholique jusqu'à ce qu'un doute s'empare des Romantiques.
Suite à la prise d'Alger (1830), on put imaginer un saint François missionnaire, simplement en avance sur Mgr Lavigerie, sur Charles de Foucauld et les Pères blancs. Archéologue devenu franciscain en 1932, Louis Massignon cherche en mystique à accorder l'islam et le christianisme : la rencontre du Saint et du Sultan n'était qu'amour. Continuateur de Massignon, Giulio Basetti-Sani voit dans l'ordalie proposée par saint François le pendant de celle proposée par Mahomet aux chrétiens arabes de Najran...
Déjà qu'on a vu en lui un précurseur de Gandhi ! Quand arrive l'heure de l'oecuménisme, saint François devient un pacifiste hostile aux Croisades, un précurseur du pluralisme religieux célébré à Assise par Jean-Paul II (1986), un militant de la paix dans le monde selon Albert Jacquard (1996), voire un écologiste non-violent. [Dans une fiche précédente, on a noté que Gwenolé Jeusset, franciscain, voit effectivement en François d'Assise un homme du dialogue des religions.]
John Tolan de conclure : « Dans un monde hanté par la violence interreligieuse et les prévisions apocalyptiques de nouveaux chocs de civilisations, je risque d'être perçu comme pédant si j'insiste sur les bases fragiles de cette image d'un saint œcuménique et ennemi des croisades. Mais ces auteurs des XX° et XXI° siècles ne font pas autre chose que leurs devanciers : créer un saint à la mesure de leurs exigences idéologiques.»
l Finalement, le plus grand miracle de saint François n'est-il pas de transmettre à notre époque raisonnable un virus, celui de l'hagiographie ? S'il n'y a pas de preuves, c'est donc que c'est vrai. Si personne ne l'a dit, c'est qu'il est temps d'inventer. Et si c'était vrai ? Comme dirait Marc Lévy...
• John TOLAN : Le Saint chez le Sultan
Éditions du Seuil, 2007, 522 pages.