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Au cours d'un voyage en Europe l'écrivain argentin Manuel Mujica Lainez (1910-1984) a visité le Bois Sacré de Bomarzo, près de Rome. Cette visite lui a inspiré cet extraordinaire roman en forme d'autobiographie du duc Pier Francesco Orsini qui au XVIe siècle a édifié un parc de statues monstrueuses et d'édifices inspirés de ses délires dans le parc sauvage qu'il contemplait depuis la terrasse de son austère château.

 

Les Orsini sont l'une des grandes familles romaines, avec les Colonna, dont l'histoire se mélange avec celle de la Papauté et des princes de l’Église. Mais ils sont aussi des condottieres comme le père de ce Pier Francesco dit Vicino Orsini que le romancier fait naître en 1512 et vivre jusqu'aux lendemains de la fameuse bataille de Lépante (1571) où Cervantès perdit une main et le sultan la main mise sur la Méditerranée. De la sorte, Bomarzo offre au lecteur une histoire originale du Cinquecento où les Orsini croisent les Farnèse et les Médicis, une autobiographie centrée la figure du duc bossu et claudiquant, créateur de l'incroyable parc des monstres décrit dans l'avant-dernier chapitre et qui a inspiré d'autres créateurs, d'André Pieyre de Mandiargues à Niki de Saint-Phalle.

 

“ La Sirène. Echidna ”. Parc de Bomarzo.

 

Pier Francesco n'a pas connu sa mère et son père Gian Corrado ne l'aime pas. Il a appris les poètes latins avec messer Pandolfo. Il a été élevé par sa grand-mère Diane Orsini qui est la principale figure féminine du livre loin devant celles qui se succèdent dans le roman : la froide épouse Giulia Farnèse, la belle Julie Gonzague, Penthésilée la courtisane de luxe, ou encore Adriana la petite malade qu'il aurait voulu aimer. Avec constance, Diana protège ce petit-fils difforme, « l'enfant bouffon » méprisé par son père et ses frères, tous imbus de valeurs viriles et militaires. Elle lui apprend l'histoire complexe de sa lignée. Envoyé avec ses pages à la cour des Médicis, il est initié au sexe sous les fresques de Benozzo Gozzoli, et il se lie à Lorenzaccio. Il est fait chevalier à Bologne par Charles Quint. Entre Rome, Florence et Venise il fréquente des cardinaux nommés trop jeunes et amis de son grand-père Franciotto lui-même cardinal qui avait une centaine de serviteurs dans son palais romain de Monterotondo. Il apprécie des artistes comme Benvenuto Cellini qui lui fait cadeau d'une médaille d'or alors qu'il n'est qu'un gamin, et des célébrités tel Paracelse qui le soigne à Venise. Il s'entoure de poètes et d'humanistes, comme son érudit parent Fulvio Orsini. L'illustre peintre Lorenzo Lotto fait son portrait...

 

Lorenzo Lotto : ” Ritratto di giovane gentiluomo nel suo studio ”. Accademia, Venise.

 

Ce brillant entourage fait de Pier Francesco un parfait homme de la Renaissance, « un collectionneur d'extravagances » passionné par l'alchimie et l'astrologie. Ses noces avec Giulia Farnèse forment l'apogée des fêtes du siècle. Il adore le premier de ses enfants, Horace, un prénom choisi par amour de la poésie et par provocation car jamais un Orsini ne l'avait porté auparavant, alors que le doute subsiste quant au vrai père... peut-être le frère Maerbale qu'il a poussé dans les bras de Giulia pour être sûr d'avoir un enfant ! Ah ! Cette Giulia : « M'unir à elle avait été un luxe, l'affronter, une torture ; la perdre, un désespoir ; la posséder, une angoisse.»

 

Mais il y a cet horoscope établi par l'astrologue du vieux condottiere Nicolas Orsini le jour de sa naissance un 6 mars — comme Michel-Ange — et qui lui promet l'immortalité. Alors le bossu ne s'embarrasse pas trop de la morale chrétienne qui recommande d'aimer son prochain. Et donc des morts qui n'ont rien de naturel jalonnent son existence de cruel et cynique prince de la Renaissance. Autour de Pier Francesco on risque de périr noyé, d'être assassiné, ou empoissonné, de périr enfermé dans un cachot... Les cauchemars s'en suivent bien sûr, et les visions maléfiques le torturent la nuit et même le jour quand il se regarde dans un miroir. «  Dieu et le démon m'inquiétaient également » avoue-t-il. Arrivé à la cinquantaine, il cherche à les combattre en construisant dans son jardin un monument à Giulia Farnèse « temple où se déroulaient des rites magiques » puis une série de sculptures et d'édifices comme cette bouche des enfers où il projette de se faire ermite... Il prétend retrouver dans ce décor l'influence de « la découverte des grotesques mis à jour par l'exploration des ruines souterraines de la Domus Aurea de Néron ».

 

“ Protée - Glaucos ”. Parc de Bomarzo

 

Mujica Lainez n'a pas mégoté sur l'érudition et n'a pas non plus bridé son imagination, n'hésitant pas à modifier certaines données biographiques des personnages historiques. Bien que l'auteur fasse dire à son héros : « Le lecteur se demandera s'il fallait consacrer un si gros ouvrage à une vie si peu importante », il faut s'immerger dans cette fabuleuse restitution de l'Italie de la Renaissance, sans s'effrayer de la foule des personnages réels et inventés, tous vraisemblables d'ailleurs, se laisser porter par la poésie comme par la noirceur des intentions ducales.

 

Voi che pel mondo gite errando vaghi
Di veder maraviglie alte et stupende
Venite qua, dove son faccie horrende
Elefanti leoni orsi orchi e draghi...

 

Manuel Mujica Lainez : Bomarzo. Traduit de l'espagnol par Catherine Ballestero. Le Cherche Midi, 2023, 918 pages. [Publication originale en 1962, Editorial Sudamericana].

 

 

Tag(s) : #RENAISSANCE, #ARGENTINE, #LITTERATURE LATINO-AMERICAINE, #ITALIE
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