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Cet épais roman, sorte de Guerre et Paix de l'époque stalinienne, tient de l'épopée autant que du documentaire. Il a constitué un événement dans la littérature soviétique lors de sa première publication en russe en 1980 aux éditions l'Âge d'homme de Lausanne, malgré son état d’inachèvement. La première traduction française parut en 1983, cinq ans avant la première édition russe complète. Or l'auteur, Vassili Grossman, était décédé en 1964 et son œuvre majeure était encore prisonnière du KGB. Le version définitive dont nous disposons aujourd'hui a été retraduite pour Calmann-Lévy en 2023. Luba Jurgenson en signe la préface soulignant d'emblée pourquoi l'ouvrage fut victime de la police politique : il place au même niveau les totalitarismes nazi et soviétique. Ce n'était pas au goût de tout le monde...

 

Les Chapochnikov

 

Après Pour une juste cause qui focalise sur les purges staliniennes de 1937, Vassili Grossman fait de la bataille de Stalingrad le contexte de son livre polyphonique, véridique tranche de vie de la société soviétique. Toutefois, l'affrontement militaire entre les deux régimes diaboliques n'est pas le sujet principal. Grossman s'intéresse en priorité à la vie d'une famille, les Chapochnikov et à leurs relations, pendant la durée de cette bataille décisive depuis l'été 1942 jusqu'au printemps de l'année 1943, marquée en février par la capitulation de l'armée du maréchal von Paulus. A ce moment, Vladimir Chapochnikov n'est plus. Sa veuve, Alexandra, est restée proche de ses filles Lioudmila et Evguenia (alias Jenia) alors que son fils Dimitri est déporté au Goulag et que sa fille Maroussia a trouvé la mort au début de la bataille de Stalingrad. Des trois gendres d'Alexandra, Stepan Spiridonov, qui vient de perdre Maroussia, et est directeur de la centrale électrique de Stalingrad, est celui qui joue un rôle moindre. En revanche, Nikolaï Krymov, occupe les devants de la scène avec son beau-frère Viktor Strum. Krymov a tout un passé de communiste convaincu, vieux bolchevique et internationaliste il est devenu commissaire politique bien qu'il ait été inquiété au temps des grands procès de 1937. Mais voilà qu'Evguenia — une femme superbe soi dit en passant — vient de le plaquer pour Novikov, un hardi colonel de blindés. Quant à Viktor Strum, le physicien nucléaire, mari de Lioudmila, et père de Nadia, il est de plus en plus attiré par Maria Ivanovna la femme de son collègue Sokolov. C'est que la guerre, « la Grande Guerre patriotique » (unique occurrence p. 762), n'interdit pas plus les histoires de cœur que les autres passions humaines, les petites jalousies, et les commérages.

 

Tenir sa langue

 

Le romancier nous fait continuellement passer du front à l'arrière. Le front c'est Stalingrad, la ville martyre, où l'on assiste à la résistance des Soviétiques pour ne pas être rejetés dans la Volga voire au-delà dans la steppe inhospitalière. Toute une série de chefs militaires et de soldats défilent sous les yeux du lecteur, occasion de dessiner des portraits, parfois à grands traits rapides ainsi ce colonel Morozov au regard perçant : « il semblait que c'étaient eux, les yeux, qui constituaient l'essentiel du colonel, alors que tout le reste, les rides, le dos voûté, n'était que rajouts accidentels.» (p. 590). La parole entre ces officiers est souvent libre, mais gare aux propos susceptibles d'être rapportés. Et vodka aidant, on ne tient pas sa langue. C'est ainsi que Novikov s'emporte :

 

« Rien à foutre qu'il ait été ennemi du peuple ou pas, le frère Chapochnikov. Nous n'avons pas gardé les cochons ensemble ! Quant à ce Krymov, paraît que Trotski a dit d'un de ses articles que c'était du marbre. Et moi, j'en ai rien à foutre. C'est du marbre ? Va pour le marbre. Il pourrait bien être le chouchou de Trotski, de Boukharine et de Pouchkine à la fois, qu'est-ce que ma vie a à voir là-dedans ? Moi, je ne les ai pas lus, ses articles de marbre. Et Evguenia Nikolaïevna, qu'est-ce qu'elle a à voir, elle ? C'est peut-être elle qui a travaillé au Komintern jusqu'en 1937 ? Diriger, ça, tout le monde sait le faire, essayez un peu de combattre, chers camarades, essayez un peu de travailler. Ça suffit, mes petits gars ! Y en a marre ! » (p.402).

 

Un jour, ces propos ou d'autres de ce genre, amèneront Krymov à la Loubianka, et on saura y ajouter un épisode douteux de sa conduite sous les bombes au cœur de Stalingrad. Son beau-frère Strum, lui aussi, a trop parlé certains soirs lors du repli de son équipe de chercheurs moscovites à Kouibychev — aujourd'hui redevenue Samara. Ils vont même jusqu'à regretter l'absence de liberté de la presse et prétendre que les millions de victimes de la dékoulakisation, de la famine et des purges de 1937 étaient innocentes... Quand, la menace militaire s'éloignant, Strum revient travailler dans la capitale, l'attitude de ses collègues ne présage rien de bon et ses travaux à la pointe de la physique nucléaire suscitent des jalousies et de l'incompréhension. Il ne saura pas exactement qui l'a trahi, qui a mouchardé, mais il s'attend à être arrêté, torturé, déporté, d'autant qu'il est juif et que l'heure favorise désormais le chauvinisme russe. Malheureusement pour eux, Strum et Krymov ont des contacts avec l'étranger, le premier a de la famille jusqu'en Argentine, le second a fréquenté des communistes hors d'URSS. Seul Strum sera sauvé par un coup de théâtre qu'on ne peut évoquer ici. (C'est page 885).

 

Un roman-témoignage

 

Le principal centre d'intérêt du roman pour les amateurs d'histoire politique, c'est évidemment la description critique du système soviétique stalinien prétendument communiste. L'auteur ne cache pas son avis personnel : le stalinisme et le nazisme sont les jumeaux fascistes d'une même famille, un totalitarisme brutal. Dès la lecture des premiers chapitres où le vieux bolchevik Mostovski, un ancien du Komintern, et ami du père Chapochnikov, se retrouve prisonnier d'un camp de concentration allemand, on s'aperçoit de cette proche parenté tant le camp géré par les SS et le camp du Goulag se ressemblent. Mais la similitude ne s'arrête pas là. Les deux régimes se fondent sur le mensonge, la délation, la violence d’État, et l'omnipotence d'un « patron » ainsi que les inconditionnels du régime appellent Staline. Vassili Grossman rejoint ainsi les analyses d'Ernst Nolte et de nombreux historiens contemporains.

 

Vassili Grossman était correspondant de guerre à l'époque de la bataille de Stalingrad ce qui explique l'efficacité de ses pages sur les combats. Il a découvert sa judéité à cette période. Souvent dans ce roman Strum figure l'alter ego de l'auteur. Comme celle de Strum, la mère de Vassili Grossman est morte victime du nazisme à Berditchev dans l'Ukraine occupée — dans le cadre de la Shoah par balles — tandis que d'autres sont gazés à Auschwitz comme Sofia Ossipovna, l'amie d'Alexandra. En conséquence, l'un des chapitres les plus saisissants du livre est la lettre que la mère de Strum écrit à son fils à la veille de son exécution. Grossman est aussi connu pour avoir co-dirigé avec Ilya Ehrenbourg le fameux et terrible Livre noir sur l'extermination des juifs en Union soviétique et en Pologne de 1941 à 1945, publié par Solin et Actes Sud en 1993, après avoir été interdit de publication par Staline dans sa phase finale antisémite.

 

Vassili Grossman : Vie et Destin. Traduit du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard. Calmann-Lévy, 2023, 1005 pages.

 

=> Lire l'avis d’À saut et à gambades sur Tout passe, l'autre grand livre de Vassili Grossman.

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #SECONDE GUERRE MONDIALE
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