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«  La rue était la bonne, mais pas le numéro. » (1).

Maria Stepanova part à la recherche du passé de sa famille, des ancêtres côté paternel et côté maternel et l'arbre généalogique — bien qu'absent dans le livre  — se reconstitue à la lecture patiente, avec des réussites souvent liées aux vieilles photographies, et aussi des échecs dans la recherche sur le terrain, d'un cimetière juif abandonné près de Kherson, ou d'une ancienne adresse à Saratov.

Maria Stepanova distingue trois formes de mémoire :

« La mémoire de ce qui n'est plus, mélancolique, inconsolable, tenant un compte précis des pertes et des manques, sachant pertinemment que rien ne reviendra.

« La mémoire de ce qu'on a reçu : repue, une mémoire d'après-déjeuner, contente de ce qu'elle a obtenu.

«  La mémoire de ce qui n'a pas été, semant les fantômes… » (2)

Il y a tout cela dans ce livre incroyable !

 

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Pourquoi vouloir donner aujourd'hui forme écrite à cette recherche de la mémoire familiale, à cette reconstitution ? A cause de « sa peur d'oublier » et parce que c'était dès son adolescence une obsession. Et maintenant par devoir car « vient le jour où l'on doit réunir les parcelles éparses de ce qui vous est connu en une ligne de transmission. » (3). Le déclic est venu avec le décès de sa tante Galia quand il lui a fallu vider un appartement riche de souvenirs anciens, objets et lettres et particulièrement des photographies. L'art de la photo tient une place importante, parfois envahissante, dans ce collage qui se veut mémorial de plusieurs familles : il y a des Guinzbourg, des Gourevitch, des Friedman, des Stepanov.

 

Stepanova écrit par bribes dans les deux premières parties, et de manière plus suivie dans la dernière, une histoire de familles qu'elle dit sans histoire, des gens ordinaires, pas des gens illustres qui mériteraient des volumes de biographie ; mais enfin une collection de dignes représentants de la société russe depuis un siècle et demi. L'une d'une figures les plus attachantes est l'arrière-grand-mère Sarah Guinzbourg venue faire ses études de médecine à Paris dans les années 1907-1914, après avoir flirté avec les agitateurs SR ou bolcheviks lors de la première révolution russe. C'était au temps où les étudiants et étudiantes russes étaient nombreux à s'inscrire dans les facultés françaises ou allemandes. De nombreuses lettres sont reproduites, créant des séquences de correspondance touchantes entre Sarah et ses amoureux.

 

L'évocation des ancêtres croise nécessairement la grande histoire. À Nijni Novgorod vers 1905 le gymnase où Sarah étudie est un vivier de jeunes révolutionnaires. Des industriels perdent leurs usines dans les suites de la révolution à Odessa et Kherson, vers 1920. Un jeune soldat tout juste père de famille trouve la mort au combat en banlieue de Leningrad en 1942 tandis qu'un officier se voit refuser de quitter l'Extrême-Orient pour le front occidental. Ici on vit la persécution des paysans par les bolcheviks, on se souvient de la Grande Terreur, et de l'antisémitisme de la fin de règne de Staline, là on s'interroge : partir ou pas de ce fichu pays quand l'Union soviétique a disparu. Trente ans après ses parents, l'auteure a quitté Moscou pour l'Allemagne...

 

Ce grand livre invite aussi le lecteur à s'intéresser au sort de la minorité juive de l'empire russe devenu Union soviétique. Il y est question de pogroms d'avant la révolution, et encore en 1916, quand la zone de résidence rejetait les familles juives loin des capitales, à moins d'appartenir à la Première Guilde des marchands, comme l'un des ancêtres évoqués. Les juifs que ce livre fait revivre sont tous des assimilés au monde laïc, du genre qu'apprécie Thomas Mann dans sa Solution de la question juive de 1907, en rien « le juif insolent et rusé, incarnation, en un mot, de tout ce qu'il y a de sale et d'étranger » (4) pour reprendre une formule de celui que dans son dernier livre Colm Tóibin appelle le Magicien. Mais entre Russes le mépris pouvait perdurer : Alexandre Blok fait la différence entre « juifs » et « youpins » mais appréciant la poésie d'Ossip Mandelstam écrit dans son journal « On s'habitue peu à peu, le juivaillon se cache, au profit de l'artiste. » (5)

 

En s'interrogeant sur ces vieilles photos imparfaites où l'on s'embrouille dans la parentèle, Maria Stepanova se retrouve en plongée dans maintes références culturelles qui l'éloignent temporairement de ses racines. Son parcours se rapproche alors de celui de W.G. Sebald dans Austerlitz et qui est d'ailleurs plusieurs fois invoqué. Complétée par des recherches aux archives, l'interrogation mémorielle s'appuie presque constamment sur des photographies — bien qu'une seule soit reproduite en fin de volume — et quelquefois sur des images comme les gouaches de Charlotte Salomon, pour sa sorte de roman graphique intitulé » Vie ou Théâtre ? (6) — une digression passionnante parmi d'autres. L'auteure risque aussi une réflexion sur les selfies à partir des nombreux autoportraits de Rembrandt (7), et sur l'invention de ses portraits de famille par Rafael Goldchain (8).

 

Livre inclassable — à la fois essai, mémoires, méditation, recueil de document — ce volume ne s'adresse pas précisément au grand public demandeur de lectures faciles. Il intéressera en revanche quiconque se préoccupe des relations entre histoire et mémoire, de l'apport de la photographie à la culture, et évidemment tous ceux qu'intéresse la culture russe, et notamment la vie de la minorité juive qui ne s'en sortait que par l'éducation. « Nous sommes juifs, me rappela-t-on pour mes dix ans. Tu ne peux pas te permettre de ne pas étudier » se souvient l'auteure, comme avant elle sa grand-mère Liolia Friedman autorisée à se marier à dix-huit ans en 1934 à la seule condition de poursuivre des études supérieures.(9)

 

« Sarah avait donné naissance à Liolio, Liolia à Natacha, et Natacha à moi. La poupée russe des générations semblait une relève fait uniquement de filles et, puisqu'il en était ainsi, puisque l'une sortait de l'autre, il était échu à la dernière, entre toutes les autres choses, d'avoir le don et la possibilité d'être la seule narratrice.» (10)

 

 

 

Maria Stepanova - En mémoire de la mémoire. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. La Cosmopolite, Stock, 2022, 621 pages. Avec de nombreuses notes de bas de page bien utiles.

 

 

Maria Stepanova est née à Moscou en 1972. D'abord journaliste, elle s'est ensuite rendue célèbre en Russie par ses recueils de poésie et surtout par son site culturel Colta.ru. En mémoire de la mémoire a remporté le prix Bolchaïa Kniga. L'auteure a quitté la Russie pour Berlin en mars 2022 quand Poutine a lancé ses troupes à l'assaut de l'Ukraine.

 

 

Notes

(1) page 55

(2) page 279

(3) page 231

(4) page 182

(5) page 177

(6) sur Ch. Salomon, pages 290-320

(7) sur Rembrandt, pages 213-226.

(8) sur Goldchain, pages 227-231

(9) page 486.

(10) page 49.

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #ESSAIS
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