Ce dixième roman de l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov a été achevé en 2019. C'est une fable sur fond de guerre entre Ukrainiens et Russes pour le contrôle du Donbass alors que la Crimée vient d'être rattachée à Moscou. Mais au premier plan c'est la survie des civils qui fonde le sujet et non pas l'action des combattants.
Non loin de Donestk s'étend alors une zone tampon entre les deux camps : plusieurs villages s'y trouvent dont celui de Mala Starogradivka, dépeuplé par la guerre puisqu'il n'y reste plus que deux habitants : deux frères ennemis devenus presque amis par la force des choses : Pachka rue Chevtchenko et Sergueïtch rue Lénine. Mais intervertir les plaques des noms de rues conviendrait mieux à leurs penchants ! Ils disent qu'ils habitent dans la « zone grise ». Le roman suit Sergueïtch, ancien inspecteur de la sécurité des mines de charbon, qui par le don d'une certaine quantité de miel à la doctoresse de la médecine du travail jouit d'une retraite anticipée à 49 ans. Sa femme Vitalina étant repartie dans l'ouest à Vinnitsya avec sa fille, Sergueïtch à choisi de s'épanouir dans l'apiculture donc devenir un sage selon la tradition. Il dorlote ses six ruches, et les met bien au chaud pour passer l'hiver dans une dépendance de sa maison. Hier encore le gouverneur de la région venait s'étendre sur les ruches — une médecine naturelle relaxante dont les apiculteurs s'enorgueillissent.
L'hiver est triste. La neige recouvre le pays. Entre la position ukrainienne que l'on observe à la jumelle du fond de son jardin, et la position des séparatistes pro-russes, les obus passent par-dessus le village, ou bien font une pause, comme durant la trêve postale qui permet à Pachka et Sergueïtch de jouer aux facteurs vers des maisons vides, et de recevoir une carte postale périmée avec des vœux de bonne année. Toutes les occasions de vider des verres de vodka sont mises à profit par les deux gars dont on comprend bien la solitude, mais moins bien qu'ils n'aient pas fichu le camp de leur logement. Il est vrai que Sergueïtch dispose à profusion de charbon pour son chauffage et sa cuisine, et pour s'éclairer — car l'électricité est coupée — de cierges provenant de l'église bombardée.
Vient l'été et le temps des vacances pour Sergueïtch et ses abeilles. Elles iront donc butiner les fleurs mais au calme, hors de la zone grise. Il attelle à son vieux break d'époque soviétique une remorque pour les transporter loin du front où les explosions les terrifient. C'est parti pour une aventure en Ukraine puis en Crimée. Sergueïtch tombe amoureux d'une épicière qui sait si bien préparer le bortch. Il se fait attaquer par un soldat revenu fou du front, (ou plutôt ce sont les vitres de sa voiture qui en font les frais). Il se rend en Crimée et tente d'y retrouver Ahtem, l'ami apiculteur tatar rencontré jadis à un congrès. Là on lui délivre un permis de séjour de 90 jours et il installe sa tente et ses ruches près de celles de la famille d'Ahtem, au-dessus des vignes et au pied d'une montagne dans un cadre bucolique...
A la fin de l'été Sergueïtch reviendra vers son Donbass natal, pas encore décidé à se réfugier loin du front, mais “enrichi” de nombreuses expériences. Il aura été interviewé par des journalistes en quête de témoignages à charge contre ces affreux fascistes ukrainiens qui l'auraient obligé à se réfugier en Russie ! Il aura appris à téléphoner, même à son ex-femme, sans rester muet devant son portable. Il aura aussi appris comment les Tatars de Crimée sont persécutés par le régime de Poutine à la satisfaction de la majorité slave et orthodoxe [NB. La Crimée était un khanat tatar annexé par l'Empire des tsars en 1783]. Il aura enfin constaté que le contrôle sanitaire et policier d'une de ses ruches par le FSB était susceptible de faire perdre à ses abeilles leur couleur naturelle. D'où le titre ! La couverture fait aussi référence à la grenade qu'on a confiée à Sergueïtch pour sa défense. Mais saurait-il l'utiliser à bon escient ?
Le lecteur ne manquera pas d'explorer avec l'ironique Kourkov la dualité de la société ukrainienne, tiraillée entre l'Europe et la Russie. La dispute entre Vitalina et Sergueïtch sur le prénom à donner à leur fille en est le symbole : Anjelica ou Macha ? D'autres scènes, tantôt dramatiques et tantôt bouffonnes, font de ce roman bien plus qu'un simple manuel d'apiculture !!!
• Andreï Kourkov – Les abeilles grises. Traduit du russe par Paul Lequesne, Liana Levi, 2022, 398 pages.