Ce livre a fait date. La plupart des historiens abordent la question du nazisme dans le contexte de la Guerre de 1914, de la Révolution russe et du traité de Versailles, mais essentiellement en se plaçant du point de vue de l'histoire allemande, ou plus exactement du cours propre à la nation allemande, son Sonderweg comme on dit.
Or, voilà qu'en 1987 un professeur de l'Université Libre de Berlin, Ernst Nolte publia un très savant essai caractérisé par une approche différente de l'histoire du nazisme. Dès avant sa parution, la Frankfurter Allgemeinen Zeitung du 6 juin 1986 avait publié l'article d'Ernst Nolte, « Un passé qui ne veut pas passer », qui déclencha la réaction furieuse du philosophe Jürgen Habermas prétendant dans le Zeit que les travaux de l'historien visaient à réduire la culpabilité allemande dans le génocide des Juifs. Telle n'est pourtant pas l'intention du livre publié en 1987 et dont la seconde édition, en 1997, revient sur cette mauvaise querelle aujourd'hui dépassée, « querelle des historiens » allemands qui avait été expliquée au public français par Edouard Husson dans son livre Comprendre Hitler et la Shoah (PUF, 2000). Dans cette postface, Nolte nous rappelle — avec malice ? — un autre ouvrage qui créa la polémique, l'essai de Daniel Goldhagen, (Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Seuil, 1997) qu'Eberhardt Jäckel qualifia de « thèse ratée ». Non, la recherche historique n'est pas un long fleuve tranquille !
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Que trouve-t-on réellement dans cet ouvrage impressionnant qui suscita la controverse ? Spécialiste du fascisme en général (et pas seulement du mouvement de Mussolini), Ernst Nolte a innové en portant son attention sur les interactions entre le nazisme et le bolchevisme. Tout remonte à un « nœud causal » qui se forme à la suite de la prise du pouvoir par Lénine en novembre 1917 parce que les bolcheviks déclenchent la guerre civile non seulement en Russie et veulent exporter leur révolution à l'Europe. Sous couvert de terminer la guerre entre les nations, les bolcheviks déclenchent une guerre sociale, une guerre de classe pour laquelle aucune limitation de la violence par l'Etat de droit ne saurait exister. Ainsi la volonté de massacrer et de s'imposer par la terreur est-elle de règle dès la période du Communisme de guerre. Les Allemands qui occupaient l'ouest de l'empire russe en 1918 (Pays Baltes, Ukraine, etc) en ont eu d'emblée la meilleure connaissance. Les socialistes allemands ont tout de suite compris le fossé qui se creusait entre la social-démocratie allemande et la façon de faire des bolcheviks, tandis que les nationalistes allemands épaulés par les Corps francs y ont vu un péril encore plus énorme que celui qu'ils dénonçaient à l'été 1914 quand advint l'Union Sacrée (Burgfrieden en allemand). Parmi les nombreuses preuves du choix de l'extrême violence révolutionnaire, Nolte rapporte les paroles de Zinoviev le 17 septembre 1918, dans une réunion du Parti à Petrograd : « Des quelque cent millions d'hommes que compte la population de la Russie soviétique il nous en gagner quatre-vingt-dix à notre cause. Nous n'avons pas à parler avec les autres, nous devons les exterminer. » Exterminer, liquider… En Russie comme en Allemagne, la guerre a fait sauter toute retenue dans les discours ; cette brutalisation (ou ensauvagement) des sociétés européennes a été soulignée par George Mosse (De la Grande Guerre au totalitarisme, paru en 1999).
Nolte ne dit jamais « nazi », à l'origine un sobriquet donné par les communistes à leurs adversaires, mais toujours « national-socialiste » et il ne se contente pas de suivre strictement la chronologie de 1917 à 1945. Son analyse commence en 1933 avec « la prise de pouvoir anti-marxiste » réalisée par les nazis, et la persécution des communistes suite à l'incendie du Reichstag, lorsqu'ils sont accusés de préparer un coup d'état. Ainsi quand Hitler prend la parole au Sportpalast le 10 février un slogan s'affiche au-dessus de l'orateur : « Le marxisme doit mourir ». Dans le Völkischer Beobachter du 2 mars, des ouvriers rentrant de Russie déclarent que c'est un enfer pour les ouvriers et les paysans. En conséquence, la Russie de Lénine est le repoussoir absolu, et les communistes (KPD) sont les premiers visés par la répression hitlérienne, les sociaux-démocrates (SPD) suivront.
Nolte revient ensuite sur les années précédentes pour voir comment de 1917 à 1932 communistes et nationaux-socialistes se sont affrontés. Si la Russie a versé dans une longue guerre civile archi-sanglante, l'Allemagne n'a connu qu'une « guerre civile limitée » avec pourtant de nombreux affrontements dans les rues. Nolte examine ensuite comment de 1933 à 1941 les deux systèmes ont pu s'influencer. En se débarrassant de ses rivaux et de ses vieux compagnons au prétexte de l'assassinat de Kirov le 1er décembre 1934, Staline semble bien avoir copié la Nuit des long couteaux de l'été précédent quand Hitler liquida les chefs des SA, dont Röhm, et l'ancien chancelier von Schleicher.
Les deux régimes se sont opposés dans la Guerre civile espagnole et à cette époque ils renforcent leur potentiel industriel, avec une course aux armements considérable qui semble conduire inéluctablement à leur affrontement, quand la politique de Hitler en Europe centrale — annexions et propos sur l'espace vital — menace clairement l'URSS. Pourtant le pacte germano-soviétique du 22 août 1939 retarde le duel des deux régimes totalitaires jusqu'à l'Opération Barbarossa du 21 juin 1941. Avant de traiter de cette « guerre totale », Nolte se penche sur « les structures de deux Etats à parti unique », en une série de thèmes passionnants comme le contrôle de la jeunesse, la politisation de la culture, ou encore l'inégal recul de l'Etat de droit. Cette partie comparative laisse un peu le lecteur sur sa faim, alors que par ailleurs il a rencontré certaines longueurs.
Bien qu'ils soient abondamment traités par d'autres, le génocide et le phénomène concentrationnaire sont des sujets que Nolte n'élude pas. L'ouverture de camps de concentration en 1933 (Dachau, Oranienburg…) semble calquer les camps du Goulag. Les massacres perpétrés par la Tchéka contre les multiples adversaires de Lénine durant la guerre civile, puis les persécutions des koulaks et autres paysans sous Staline à partir de 1929, notamment en Ukraine, avaient de quoi amener les nazis à oser penser le génocide des Juifs organisé à Wannsee le 20 janvier 1942. Les opérations d'extermination des Juifs par les Sonderkommando en 1941-42, dites « Shoah par balles » ne feront que répéter des massacres opérés par le NKVD comme les exécutions des officiers et de l'élite polonaise en 1940-41, dont les charniers, tel celui de Katyn, furent découverts par l'armée allemande. De même que les bolcheviks ont pris les bourgeois, les juges, les nobles, les popes, les koulaks pour des espèces à exterminer, les nazis ont jugé les Juifs ennemis du peuple aryen en plus de symboliser la “ploutocratie”. Mais les Soviétiques n'avaient imaginé ni les chambres à gaz ni les fours crématoires leur préférant la simplicité du pistolet Tokarev...
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En achevant cette « guerre civile européenne » aux dizaines de millions de victimes, l'année 1945 ne fit pas rentrer pour autant l'Europe dans la sérénité. La dénazification a été perturbée par la Guerre froide, qui fut finalement une sorte de « guerre civile mondiale » (Nolte) jusqu'à l'arrivée au Kremlin de Gorbatchev.
Depuis 1987, très nombreux ont été les ouvrages, fort documentés, qui ont traité du nazisme et du communisme soviétique, particulièrement avec l'ouverture des archives russes. L'esprit comparatif de Nolte s'est retrouvé par exemple avec Allan Bullock (Hitler et Staline). D'importants travaux ont été publiés sur le national-socialisme en France par Johann Chapoutot (La révolution culturelle nazie), ou encore Christian Ingrao sur la guerre à l'Est (Dirlewanger et ses chasseurs noirs), pour ne prendre que deux exemples. Quant à la polémique, il est encore possible d'en voir surgir avec, par exemple, la thèse de Florent Brayard sur la Solution finale (Auschwitz, enquête sur un complot nazi, Seuil, 2012) qui réinterprète la signification de la conférence de Wannsee.
• Ernst NOLTE. La Guerre civile européenne, 1917-1945. National-socialisme et bolchevisme. Traduit de l'allemand par Jean-Marie Argelès. Editions des Syrtes, 2000, 665 pages, d'après l'édition revue de 1997. [édition originale, Der europäische Bürgerkrieg 1917–1945. Nationalsozialismus und Bolschewismus. Propyläen, Frankfurt am Main 1987]. Edition de poche : Tempus, n°371, 2011.