Voici un recueil d'une douzaine de textes que l'on doit au romancier russe Viktor Pelevine né en 1962. Les thèmes sont largement empruntés à l'histoire culturelle.
Ça commence par l'hilarant De l'origine des espèces où l'on voit Charles Darwin, à bord du Beagle, en train de prouver sa théorie évolutionniste en combattant vaillamment singe après singe. Le ton ironique continue avec Sigmund au café : son rire tonitruant est-il bien humain ? Ironie encore, avec La révélation de Kräger où l'on assiste aux expériences astrologiques des nazis sous l'œil complice d'Himmler. La malice continue avec Akiko, où un internaute qui a pris le pseudo d'Azerty espère savourer une séance érotique avec la belle Akiko mais est surtout arnaqué à plusieurs reprises sur son compte bancaire — bien qu'initialement publié en 2003, c'est très actuel !
La variante grecque illustre le thème des « Nouveaux Russes », ces hommes d'affaires qui ont construit leur fortune sur la « déconstruction » de l'Union soviétique. Devenu un riche banquier, Vadik Koudriavtsev est pressé d'impressionner ses collègues par une cérémonie de mariage hors du commun. Cultivé, passionné de théâtre, amateur d'Antiquité gréco-romaine, il se fait organiser à l'hôtel Metropol une réception que Tania, sa secrétaire et fiancée, juge inquiétante au point d'en appeler les dieux antiques à l'aide... Zeus intervient !
Le recueil s'achève par Notes sur la recherche du vent, très beau texte que cette missive d'un érudit chinois à son maître Jiang Ziya, où il est question de la subtilité de la vérité, et du monde comme reflet d'idéogrammes.
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L'appellation du recueil, Critique macédonienne de la pensée française, en fait le titre d'une nouvelle éponyme, interroge. L'exacte traduction du titre russe serait plutôt “Dialectique de la période de transition de nulle part à nulle part ”... Ce texte délirant mérite qu'on s'y attarde.
Nassytkh Nafikov, dit Kika en raison de sa passion pour les dessins animés diffusés par la chaîne allemande pour juniors, est l'héritier d'un milliardaire tatar du pétrole qualité “Urals”. Son père a été assassiné par un certain Sacha adepte de la technique macédonienne chez les truands de l'époque : « faire feu des deux mains sans viser ». Ce qui n'explique que la moitié du titre. Le reste vient de sa détestation des intellectuels français : Baudrillard, Derrida, Lacan, Foucault, et jusqu'à Houellebecq pour faire bonne mesure. Nafikov a fait ses études à la Sorbonne et s'est mis en tête de rédiger de brutales réfutations de nos intellectuels vedettes, et Critique macédonienne de la pensée française est donné pour être son œuvre majeure.
« Quant à Jean Baudrillard, on peut remplacer toutes les affirmations de son texte par des négations, sans que le sens en soit affecté. De plus, on peut remplacer aussi tous les substantifs par leurs antonymes, et cela non plus n'aura aucune conséquence. J'irai même plus loin : on peut faire ses opérations simultanément, dans n'importe quel ordre, et même plusieurs fois de suite, et le lecteur ne ressentira toujours pas de changement notable. » Recours à la négation et aux antonymes sont donc les deux armes de la critique selon Kika.
La critique vise plus particulièrement Derrida. « Chez Baudrillard, il est encore possible de changer le sens de l'énoncé par son opposé, alors que chez Derrida, dans la plupart des cas, aucune opération ne permet de changer le sens d'une phrase. » De plus, Derrida n'est même pas l'inventeur de la “déconstruction” : c'est bien sûr une invention tatare ou russe, razborka, “dessouder” dans l'argot du milieu, voire une variante de la “perestroïka” de Gorbatchev puisque son projet de reconstruction de l'URSS s'est traduite par l'inverse.
Kika-Nafikov imagine aussi un atelier de tortures sadiques où les stagiaires-prisonniers, enchaînés devant des téléviseurs, subissent le défilement des textes de Foucault et autres « titans de la pensée », en même temps que la fessée infligée par un robot, pour produire du « pétrole humain »... (Plus récemment, Roland Binet avec sa Septième fonction du langage a plus longuement développé l'humour féroce sur le compte de nos grands penseurs contemporains.)
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Il ne paraît pas impossible de trouver dans les folles histoires que raconte Pelevine l'influence d'un Gogol ou d'un Boulgakov. Cocasse, ironique, poétique — le talent de Viktor Pelevine le situe incontestablement parmi les principaux représentants de la littérature russe depuis trente ans, aux côtés de Vladimir Sorokin et de Ludmila Oulitskaïa. La traduction française de son dernier roman, iPhuck 10, vient de paraître chez Macha Publishing : il y est question d'un auteur de romans policiers, Porfiri, qui doit tout à l'intelligence artificielle...
• Viktor Pelevine. Critique macédonienne de la pensée française. Traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Denoël, 2005, 246 pages.