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Non, ce n'est pas encore un roman sur la dictature en Amérique latine, quoique... Juste après l'incipit marqué par des décomptes macabres, la date du 5 octobre 1988 donne un premier repère au lecteur du roman. Ce soir-là la jeune Iquela a fait la connaissance de Paloma pendant qu'au salon leurs parents écoutaient à la radio les résultats du référendum : 56 % de « non » balayaient la dictature de Pinochet. C'était autrefois... Par leurs voix qui alternent d'un chapitre à l'autre, Iquela et Felipe prouvent un traumatisme qui subsiste encore au Chili du début des années 2010. Non pas au sein de la génération marquée par la dictature, celle des adultes qui ont vu s'écrouler le régime d'Allende et souffert de la répression, mais celle de leurs descendants.

 

Il faut en lisant attentivement faire l'effort de reconstituer le puzzle du passé des personnages. L'auteure livre les indices avec parcimonie. Ingrid et Hans, pas encore parents de Paloma, avaient réussi à fuir la police en franchissant la grille d'une ambassade et vécu exilés à Berlin. Les pères de Felipe et d'Iquela avaient souffert dans leur corps et payé de leur vie leur opposition à la dictature. Felipe a été confié à Consuelo, la mère d'Iquela, comme en paiement d'une dette morale de l'un des pères envers l'autre au temps de la répression. Bien des années ont passé depuis et Ingrid est décédée en Europe. Sa fille revient pour l'inhumer dans sa terre natale, à Santiago, tandis que l'on exhume le corps de Pablo Neruda dans le but de connaître les raisons de son décès (ce qui donne l'indication du 27 avril 2016 si le lecteur est curieux). Mais tout se complique : l'un des nombreux volcans de la région a repris ses émissions de cendres et l'avion qui transporte le cercueil d'Ingrid a été détourné sur Mendoza, au pied de l'autre versant des Andes. Trouble et cocasse, une sorte de road trip en corbillard conduira Paloma, Felipe et Iquela à travers la montagne sur des routes que les cendres recouvrent, jusqu'au versant argentin où le soleil brille, jusqu'aux hangars de l'aéroport.

 

De même qu'elle s'est refusée à une narration simple et fluide, l'auteure a choisi de privilégier les points de vue de Felipe et d'Iquela, esprits traumatisés par un passé dont ils ne peuvent se libérer. La personnalité de Felipe est la plus gravement névrosée et l'étrangeté de son comportement s'enracine dans une enfance vécue pour partie chez sa grand-mère Elsa, loin de Santiago, un temps où déjà des pulsions morbides marquent ce garçon, comme le jour où il plume le perroquet de la maison et le tue. Adulte, son esprit dérape vers les nombres, comptant des morts qu'il croit voir dans les rues, imaginant des soustractions — d'où le titre du livre. Son amie Iquela aussi est fascinée par les décomptes, comme pour essayer de garder le contrôle. Intrigue et narration ne sont pas toujours convaincantes mais l'auteure a au moins su rendre cette atmosphère pesante, soulignée symboliquement par la pluie de cendres, sur un passé de malheurs qui ne s'effacent pas réellement. Résilience zéro pour ces deux-là alors que Paloma prend tout avec plus de flegme sinon d'indifférence.

 

 

Alia Trabucco Zerán : La soustraction. Traduit par Alessandra Carrasco, Actes Sud, 2021, 205 pages.

 

Tag(s) : #AMERIQUE LATINE, #CHILI
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