Le roman épistolaire n'est pas mort ! On l'avait un peu oublié autour de l'An 2000 mais un romancier péruvien du nom de Bryce-Echenique est venu réveiller le bel endormi. C'est l'histoire d'un chanteur également auteur-compositeur, nommé Juan Manuel Carpio, émigré péruvien généralement basé en France ou aux Baléares, qui entretient une longue relation amoureuse avec une épatante Salvadorienne rousse, pas comme la fille de la couverture...
Juan Manuel était un cœur brisé depuis le départ en catastrophe de Luisa par « le charter 1313 du 13 juin 1967 à destination de Lima », la muse qui inspirait ses premières chansons qu'il accompagnait à la guitare et réduit à faire la manche dans le métro parisien. Mais c'est cette même année, Fernanda Maria Trinidad de Monte Montes est entrée dans sa vie en lui inoculant sa gaieté inextinguible. Ils se rencontrent à Paris quand elle œuvre comme correctrice pour l'UNESCO. Elle conduisait une Alfa-Romeo verte. Elle était rousse, et maigre aussi — deux qualités qui reviennent comme un leitmotiv — mais d'un entrain sans pareil qu'elle résumait en se surnommant Tarzan. Issue de la forêt salvadorienne et d'une famille aisée de San Salvador qui l'expédie faire ses études en Californie et en Suisse, elle entretient avec Juan Manuel une liaison amoureuse qui n'en finit pas de subir des contre-temps et des rendez-vous manqués. Tout pour entretenir un suspense insoutenable que résume cette question : quand vont-ils enfin se retrouver dans le même lit ? « N'oublie jamais que tout a raté dès le début pour nous, mon amour, excepté la façon dont nous nous aimons en ce moment ». Leur correspondance s'étale des années 70 aux années 90. C'est une correspondance incomplète car, de passage à Oakland, Fernanda s'est fait voler une partie des lettres de Juan Manuel : ainsi lit-on principalement celles expédiées par une Fernanda débordant d'un amour insatisfait, et qui provoquent plus souvent les sourires que les pleurs.
Ils se sont connus au moment du « boom de la littérature latino-américaine » et c'est vrai qu'à travers le monologue de Juan Manuel et les lettres de Fernanda Maria le romancier péruvien n'oublie pas de citer bon nombre de ses collègues latino-américains. Outre cet aperçu d'histoire littéraire, le roman vaut pour l'expression à la fois chaotique et lyrique des correspondances de la rousse épistolière auquel répond le style échevelé, excessif, et passionné d'un Juan Manuel qui tantôt s'enfièvre et tantôt se morfond loin d'elle, sa « Mia ».
Elle a épousé — on ne sait trop pourquoi — Enrique. C'est un photographe chilien dont le portrait n'en fait pas un séduisant don Juan : « son espèce d'Araucan » à « la peau autochtone et aux mains féroces » est de plus en plus alcoolique et violent... Le couple se défait malgré les deux enfants. Enrique finit par prendre le large et s'isoler au sud du Chili. Fernanda Maria, elle, ne tient pas en place, ses gagne-pain successifs la voient déménager de San Salvador à Caracas, ou courir vers différentes localités de Californie, et même à Londres, chez l'une ou l'autre de ses sœurs. Pour Juan Manuel, les adresses de Fernanda se multiplient... Lettre après lettre on assiste à leurs joies de se retrouver, à leurs tristesses de se séparer, à l'angoisse des courriers en retards. Ah ! Comme il est palpitant ce temps d'avant la révolution Internet... quand les lettres d'amour se font attendre des jours et des jours !
En même temps, en arrière-plan, se déroule une autre histoire chaotique, celle d'une petite république centre-américaine. Le Salvador, son « petit pays dévasté », vit dans la violence, il connaît coups d’État, guerre civile, poste en panne, séismes et émigration — un triste panel qui fait penser aux romans de Horacio Castellanos Moya — et par contraste l'humeur de Fernanda Maria reste pratiquement au beau fixe, à peine jalouse des fantômes de Luisa, la première muse du chanteur, et de Flor, son amour tragique de Minorque.
On s'emballe à la lecture — tout au moins dans les cent cinquante premières pages que l'on dévore — avant de finir plus calmement ce roman épatant qui, à ce que j'entends dire, ne serait même pas le meilleur de l'auteur péruvien.
• Alfredo Bryce-Echenique : L'Amygdalite de Tarzan. Traduit par J.-M. Saint-Lu. Métailié, 2001, 255 pages.