Au cinéma on appelle ça un « remake » ! En effet, Rachel Cusk a cherché à réécrire un ouvrage anglais du siècle dernier, ou du moins s'en inspirer fortement, sans pourtant donner d'indices sûrs quant au contexte historique. Il faut aller directement à la fin du texte pour prendre connaissance de deux notes qui éclairent ce roman qui n'est pas précisément une fiction. On peut ainsi identifier les figures principales du modèle qu'a repris Rachel Cusk. La narratrice, “M” (Mabel Dodge Luhan qui a épousé l'Amérindien Tony), reçoit sur ses terres un certain “L” (en fait D. H. Lawrence — le romancier étant ici devenu un peintre), et fait part à son ami Jeffers de toutes les répercussions de ce séjour dans sa dépendance, modeste logis qu'ils ont retapé sur la parcelle voisine de leur demeure rachetée pour éviter un voisinage inopportun.
Le domaine qu'habitent M et Tony est superbement bordé de marais partiellement recouverts à marée haute. M s'est mis dans la tête que ce paysage inspirerait le peintre L. Une vingtaine d'années plus tôt elle avait découvert avec éblouissement son œuvre picturale dans une galerie parisienne alors qu'elle traversait une période difficile de son existence — ce qu'on apprendra seulement vers la fin du livre, de même que sa situation d'écrivaine de second ordre. Mère de Justine, et remariée à Tony — présenté comme un gaillard à peau foncée qui vit de pêche et de jardinage — elle ne semble pas vivre une vie très excitante ni très enjouée, mais plutôt rustique, d'où la façon dont M et Justine s'habillent. M semble se mouvoir comme une captive dans la dépendance d'une conception traditionnelle du rôle de la femme alors qu'elle aspire à autre chose. Il y a dans son esprit une sorte d'entrave à sa liberté de femme. Le titre français joue sur le double sens de « dépendance », à la fois problème psychologique et logement annexe : en anglais cette ambiguïté se retrouve l'expression « Second Place ».
Par l'entremise d'une relation commune, M a écrit à L pour lui proposer de l'héberger dans sa dépendance. Il vivait à Los Angeles, il devait se rendre au Brésil où il est exposé. Il a promis... et temporisé si bien qu'il arrive alors qu'on ne l'attend plus. Venus pour l'été, Justine et son compagnon Kurt doivent libérer la dépendance et se replier sur la grande maison familiale. Ce n'est que la première des répercussions de la venue de L dans ce qui devrait fonctionner comme une résidence d'artiste. Mais L prend ses aises : il n'arrive pas seul mais accompagné de Brett. Bien plus jeune que lui, elle fait penser à la « flapper » des années vingt anglo-saxonnes, féministe et coquette, à l'opposé de M. Pourtant elle réussit à s'entendre avec Justine puis avec M.
Ce qui n'est pas le cas de l'artiste. D'emblée L s'oppose à M. Il se tient loin de son hôtesse, semble souvent la mépriser et le fait est qu'il nous est assez peu sympathique. Il a eu, il est vrai, une enfance difficile. M admire délibérément en lui le créateur qui voit la réalité autrement qu'elle. Le texte joue longuement sur le trouble qui se manifeste dans l'esprit de M. Quand elle entrevoit une fresque en cours de réalisation dans la dépendance elle est outrée parce qu'il s'est ouvertement moqué d'elle. Et le lecteur se demande comment tout cela va finir, quel drame va bien pouvoir s'abattre sur les habitants du domaine des marais et en particulier L. La crise du marché de l'art a provoqué l'effondrement de sa cote mais on ne sait pas encore qu'il est ruiné alors qu'il peint dans les marais ses derniers autoportraits sublimes. Il y en aura bien un pour Justine devenue l'aide attentionnée du peintre après le départ de Brett et de Kurt.
Voilà un roman qui, bien que contemporain par sa date de publication, saura séduire les lecteurs exigeants et les lectrices passionnées de roman psychologique, un peu à l'ancienne, notamment parce qu'il est marqué d'un certain puritanisme, et surtout parce que ses longues phrases habiles veulent restituer les hésitations des sentiments et les troubles de l'âme. On ne sait rien de lui, mais Jeffers doit être de ces lecteurs là..., patients et compréhensifs.
• Rachel Cusk : La Dépendance. - Traduit de l'anglais par Blandine Londre. Gallimard, 2022, 200 pages. Prix Femina étranger 2022.