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Une première idée qui vient à la lecture de ce beau roman c’est l’image d’une mécanique minutieuse et fort perfectionnée tant s’enchaînent les dates, les personnages, les thèmes, les intrigues secondaires. La romancière turque que l’injustice du régime d’Erdogan a poussé à s’exiler en Angleterre donne ici toute leur importance à deux fleuves qui naissent dans son pays natal, l’Euphrate et le Tigre, mais aussi à la Tamise car le roman se passe sur les rives de tous ces fleuves. Voilà donc pour le titre de ce livre où l’eau est la grande référence, depuis la première goutte de pluie jusqu’au déluge. Ou plutôt jusqu’au Déluge car Elif Shafak nous entraîne au temps lointain de la Mésopotamie d’Assurbanipal, au temps mythique de Gilgamesh et de la destruction des plus antiques cités où l'état des récoltes comme les poèmes et les récits de bataille se gravaient en cunéiforme sur des tablettes d’argile.
La découverte de ces tablettes à Ninive, leur déchiffrement, la traduction de l’épopée de Gilgamesh, sont au centre du livre, avec la figure d’Arthur Smyth inspirée de ce George Smith qui décrypta l’écriture cunéiforme, et d’autres personnages du XIXe comme du XXIe siècles fascinés par la culture assyrienne. Les uns après les autres, les principaux acteurs de cette fiction qui s’éloigne finalement peu de la réalité sont éblouis par les lamassus, — ces géants du palais de Khorsabad, présents au Louvre comme au British Museum, et dont les reproductions deviennent des figurines précieuses en lapis lazuli — ou intrigués par les signes de l’écriture cunéiforme, inspiration des tatouages d’une boutique londonienne, ou encore concernés par la tragédie passée et présente des Yézidis, cette minorité établie près du mont Sinjar entre Tigre et de l’Euphrate, persécutée sous l’empire Ottoman puis par Daesh.
Reste à placer les figurines de l’intrigue, tant au bord du Tigre que de la Tamise. Fils d’un menuisier alcoolique et d’une pauvresse qui a eu des jumeaux, Arthur Smyth connaît la misère avant de découvrir le monde de l’imprimerie où il travaille à l’édition des œuvres de Charles Dickens. Mais c’est l’antiquité assyrienne qui devient sa passion et lui ouvre les portes du British Museum. Sa connaissance de l’écriture cunéiforme fait de lui l’homme idéal pour aller fouiller les ruines de Ninive et y trouver d’autres tablettes pour compléter le cycle de Gilgamesh. C’est évidemment là-bas qu’il fait la connaissance des Yézidis et d’une certaine Leyla qui a le don de la divination et joue divinement du qanoûn. C’est aussi dans ce lointain pays qu’il mourra loin de sa femme et de ses enfants. C’est là qu’est sa tombe.
Faisons un saut jusqu’aux années 2014-2018. Sur les bords du Tigre vivent la jeune Naryn et sa Grandma qui sait trouver les sources ; elles sont les descendantes de cette Leyla qui annonçait les malheurs de son peuple méprisé attaqué par ses voisins et jusqu’à l’État islamique. Ils seraient des adorateurs du Diable ! En même temps, dans une riche famille d’émigrés levantins installés à Londres, Zaleekha Clark tranche par son allure décontractée. Elle n’a pas suivi les conseils de l’oncle Malek qui l’a recueillie à la mort de ses parents victimes de la crue subite qui a noyé leur camping. Zaleekha n’a pas fait des études de finance, elle travaille pour une ONG spécialiste de l’eau. Elle se moque de la mode, du maquillage et des conventions. Séparée de son mari, elle loue une péniche pour vivre seule au bord de la Tamise. Pourtant elle partage avec son oncle Malek et son amie Nen le goût de la civilisation assyrienne. Mais elle dénonce les crimes perpétrés contre les Yézidis, le trafic illicite d’œuvres d’art et pire encore le trafic d’organes.
Elif Shafak nous a donné un roman engagé dont l’intrigue finale se cache derrière l’histoire de l’écriture, les mystères de l’Orient, et une multitude de thèmes apparemment secondaires qui se renvoient les uns les autres comme des miroirs magiques. Fascinant.
• Elif Shafak : Les fleuves du ciel. – Traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, 2025, 500 pages. [Viking UK, 2024].
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