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Pour son quatrième roman, l'ancien élève de l'Inalco qu'est Mathias Énard a frappé un grand coup. Il a promené son héros à travers les Balkans et le monde méditerranéen depuis les temps homériques. Il l'a en même temps plongé dans l'histoire des conflits du XXe siècle. « Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s'asseoir dans le sens de la marche » écrira Mathias Énard dans Déserter (2023). Quinze ans plus tôt, Francis Servain Mirković, le héros de Zone fait de même dans le Pendolino parti de Milan en direction de Rome. Francis a raté l'avion qui devait l'amener directement à la capitale italienne. Et les cinq-cents kilomètres du trajet ferroviaire sont autant de pages où son passé se déverse par le biais d'un flux de conscience ininterrompu, tout ce qui passe dans la tête d'un personnage que Stéphanie — sa collègue et amante — a qualifié de « monstre ». Mais diable, pourquoi ce monstre, à supposer qu'il en soit un, se rendrait-il dans la Cité Éternelle ?

 

Toute l'aventure tient dans un espace bien délimité, puisque Francis a parcouru une « zone » de la taille du monde méditerranéen. Elle s'étend de Tanger à Beyrouth, d’Istanbul à Alexandrie, avec une préférence pour les Balkans étrillés par les guerres. Il y a bien quatre ou cinq personnages à la fois dans le seul héros — ou anti-héros — de Zone : le soldat, l'homme de l'ombre, l'amant, le touriste et le justicier vengeur. Mais aucun n'est vraiment un modèle à imiter. Peu de lecteurs et encore moins de lectrices le trouveront sympathique. On est même prêt à se réjouir de ses échecs sentimentaux !

Dans Boussole (2015), Franz et Sarah parcourront eux aussi le Proche-Orient, avec des préoccupations culturelles encore plus marquées. Ici, bien que français, Francis a laissé parler l'origine croate de sa mère quand il s'est engagé dans l'armée de Zagreb en lutte contre les Serbes pour le contrôle de la Bosnie. Les faits se situent en 1992. Le soldat venu de Paris retrouve plus ou moins ses racines, participe aux combats et se fait des camarades. On croise l'aventurier Eduardo Rósza-Flores devenu chef de guerre en Croatie, tenu pour responsable de crimes de guerre comme de l'assassinat du photographe de guerre Paul Jenks. Les figures amicales d'Andrija et de Vlaho reviennent à de nombreuses reprises dans le flot des souvenirs du combattant. Outre l'affrontement des chars serbes et des snipers, cela inclut les crimes de guerre, avec pillages, viols et incendies. Après la mort d'Andrija et la blessure grave de Vlaho, Francis abandonne le pays de sa mère pianiste, le champ de bataille source des cauchemars mal soignés par l'alcool.

Revenu en France, il reprend ses études, réussit Science Po et se fait recruter par les services du boulevard Mortier. Un chef le marque, Lebihan, l'amateur de cyclisme. Il lui confie de nombreux dossiers qui l'amènent à se plonger dans les conflits du siècle. «  A chaque fois que je suis allé à Beyrouth j'ai repensé aux histoires de Ghassan, et les nouveaux contacts de mon nouveau métier me racontaient de nouvelles histoires de guerre et d'espionnage… » Ces missions auprès de diverses sources débordent du Liban, il est question d'islamistes algériens retournés et de généraux égyptiens pourfendeurs de Frères musulmans... Francis a rencontré Marianne en Égypte, ils se fiancent à Istanbul, ils rompent à Venise. Sa liaison suivante, avec Stéphanie, est ponctuée de séjours à l'étranger, par exemple à Barcelone, dans des voyages mi-privés mi-professionnels. Il compte enfin retrouver Sashka à Rome où émigrée russe elle peint des icônes. Mais tous ces déplacements ont une autre finalité.

Francis veut venger ses amis tombés face aux Serbes, rendre justice à Andrija, Vlaho et tous les autres. Mais comment ? L'information est distillée tout au long du trajet ; Francis ressasse le fait qu'il emporte une mallette destinée au Vatican. Il en a pris grand soin, l'a cadenassée au wagon. Elle est censée contenir des documents rares laborieusement collationnés auprès de ses contacts : archives de camps de concentration nazis, listes de terroristes islamistes, photographies de corps torturés et massacrés. Outre ce qu'il a soustrait à son administration, y figure ce que confient un vieux criminel de guerre réfugié en Catalogne et l'héritier d'une aristocrate austro-hongroise. Elle recevait les officiers nazis de Trieste et les laissait transformer les caves de son château en théâtre d'atroces exécutions sommaires. Alors qu'un tribunal pénal international existe, pourquoi Francis ne lui remet-il pas les précieux documents ? Compte-t-il que la papauté ira prier pour les victimes, voire pour leurs bourreaux ? Non, c'est l'argent qui en dernier lieu le motive pour ensuite se retirer sous une vraie-fausse identité. Mais à l'arrivée en gare de Rome, fin ouverte : il semble bien que Francis en vienne à abandonner tous ces projets...

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En même temps, Zone est une incroyable aventure historique, culturelle et notamment littéraire où les caprices de la mémoire et les analogies commandent l'organisation du texte.

Comme le lui reproche Stéphanie, il est remarquable que Francis a une culture influencée par l'histoire de l'extrême-droite et du fascisme. Le pistolet Zastava qui cause la rupture avec Stéphanie est ainsi un fétiche viriliste assez représentatif de cette sous-culture. C'est pourquoi sa maîtresse le qualifie de monstre. Le passage consacré à la visite à Maurice Bardèche, l'ami et beau-frère de Brasillach, en est un autre exemple fort. Cependant les considérations empathiques sur les Juifs, à Rhodes ou à Salonique avec l'histoire poignante du juif Saltiel, amènent à nuancer le portrait du personnage principal.

Énard écrit le flux de conscience de son personnage en une phrase ininterrompue qui court sur les vingt-quatre chapitres, — à l'exception de trois longs extraits d'un roman imaginaire d'un auteur libanais qui évoque une histoire d'amour prise dans le combat des Palestiniens à Beyrouth face à l'armée d'Israël en 1982. Cette écriture sans point ni paragraphe, uniquement jalonnée de virgules, demande au lecteur un effort constant et ne facilite pas les reprises de la lecture. Zone s'apparente ainsi à des œuvres du Nouveau Roman. Elle se place dans la continuité de La Modification de Michel Butor (1957) où le personnage appelé Léon Delmont prenait le train pour Rome afin d'y retrouver par surprise sa maîtresse, mais cette intention se modifiait à l'arrivée. On pense aussi à La Route des Flandres de Claude Simon (1960) remarquable par la répétition des mêmes scènes de la déroute de 1940 et donc la rupture du récit linéaire résultant des soubresauts de la mémoire, comme un précurseur de Zone.

Avec son amie Stéphanie qui n'emporte en voyage que Proust et Céline, c'est aussi une aventure littéraire que Francis nous dévoile d'abord parce que Zone fourmille de références à la littérature classique, depuis l'Iliade et l'Odyssée, et l'on voit les dieux de l'Olympe intervenir dans la vie du combattant croate comme dans la guerre de Troie. Et il doit rejoindre Sashka dans son atelier du Trastevere comme Ulysse vers Pénélope. Les clins d'œil, les emprunts, les allusions forment une immense anthologie qui se réfère aussi à Dante, pour l'Enfer bien sûr, à Cervantès qu'on retrouve bataillant sur mer à Lépante, comme à des auteurs modernes. A Tanger ce sont Bowles, Burroughs et Genet qui montent dans le train de sa mémoire. En Italie, c'est Ezra Pound, le poète fasciste et alcoolique qui se rappelle à lui, après Malcolm Lowry, autre alcoolique notoire. Ce ne sont là que bribes d'un livre d'une prodigieuse richesse.

 

Pour conclure, Zone reste un roman extraordinaire qui a propulsé Mathias Énard dans le cercle des grands écrivains français. C'est déjà un classique du XXIe siècle. Mais il faut bien reconnaître que beaucoup d'éléments politiques et culturels inclus dans ce roman sont autant de prérequis ignorés d'un large public jeune ou populaire. Bref, c'est une œuvre éminemment élitiste.

 

Mathias Énard : Zone. - Actes Sud, 2008 et Babel, 2010. 516 pages.

 

 

Une nouvelle participation au challenge des Pavés de l'été 2024 organisé par Sibylline.

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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