Ethnologue reconnue, formée par Marcel Griaule, Germaine TILLION a largement enquêté avant 1940 et après 1954 dans tout le pourtour méditerranéen. Le Seuil réédite son essai de 1966, "le harem et les cousins" où elle étudie les causes et les conséquences sociales de la condition féminine dans ce qu'elle nomme "l'Ancien Monde" : le bassin de la Méditerranée, les rives d'Europe, d'Afrique et d'Asie "dépassant largement les frontières de la race blanche". En s'aidant de nombreux livres d'historiens et de ses enquêtes de terrain, elle démontre que l'aliénation des femmes dans cette zone géographique ne s'explique pas par les lois religieuses chrétiennes, juives ou coraniques, mais par des pratiques sociales archaïques encore vivaces au XXè siècle.
Remontant au paléolithique, Germaine Tillion rappelle que les sociétés "sauvages" les plus répandues pratiquaient l'exogamie : la plus ancienne règle sociale, la prohibition de l'inceste, obligeait chaque homme à prendre femme dans une autre tribu. Pour ces populations de chasseurs-cueilleurs, l'échange des femmes favorisait leur socialisation et leur évolution ; en outre il maintenait la paix entre les territoires voisins. Chaque homme interagissait avec les frères, les cousins de sa femme et les beau-frères de celle-ci : Germaine Tillion surnomme cette structure sociale "la République des beaux-frères". Or, ce n'est pas la situation des tribus du Levant méditerranéen : dès le début du néolithique ces ethnies peu évoluées quant aux institutions sociales inventent l'agriculture et celles qui demeurent nomades, l'élevage. Dès lors l'objectif de ces "seigneurs" de Méditerranée c'est la puissance économique de leur clan : ils refusent tout échange, toute communication avec l'étranger qui nuiraient au patrimoine familial. C'est pourquoi ces tribus pratiquent l'endogamie : on se marie entre cousins de la lignée paternelle. La soeur du père est une épouse possible. Mais non la soeur de mère ; la nièce est souvent mariée à l'oncle maternel chez les chrétiens d'Orient. Marier sa fille à un étranger est inconcevable car sa part d'héritage irait à ses fils, donc à des étrangers. Par intérêt patrimonial et tribal, on vit entre soi : c'est la "République des cousins" qui existait toujours dans les années 1960 dans le Maghreb.
Il importe de garder les filles de la famille pour les garçons de la famille : la noblesse c'est le sang pur, comme le constatait au XIVè siècle Ibn Khaldoun à propos des femmes : "Leur isolement est un sûr garant contre la corruption du sang qui résulte des alliances avec des étrangers. La noblesse, l'honneur, ne peuvent résulter que de l'absence de mélange." C'est ce qu'a crûment confirmé un jeune aristocrate à l'ethnologue : "On ne laisse pas couvrir une cavale de grande race par un baudet."
Certes, il suffit, pour les nomades comme pour les agriculteurs, que la femme engendre la filiation patrilinéaire dont dépend l'expansion patrimoniale : nul ne songerait à lui reconnaître le statut de "personne". On pratique donc le mariage incestueux. C'est, par exemple, en Égypte ancienne toute la lignée d'Aménophis à Ptolémée. Car avant le Christianisme et l'Islam l'inceste n'était pas sacrilège dans cette région du monde. Il faisait partie des règles de ces sociétés endogames, de même que la vieille tradition sémitique de la circoncision, pratiquée mille ans avant Mahomet comme signe distinctif de noblesse, et que ne mentionne nullement le Coran.
Vivre entre soi c'est respecter les valeurs de l'honneur masculin et de la virginité féminine. Dans les fratries du bassin méditerranéen, les frères sont financièrement solidaires, interchangeables en cas de crime ou pour mener à terme une vendetta —le devoir de vengeance— après le meurtre d'un proche. Dans le protocole familial seul se distingue le frère aîné, adulé par sa mère, ses frères et ses tantes, jamais réprimandé ; il est responsable de la virginité de ses sœurs. Il peut même les tuer si elles sont infidèles à leur époux. En outre, les proches et la rumeur tribale poussent les hommes au crime qui survalorise leur virilité.
Si laver dans le sang toute atteinte à la vertu d'une femme est inscrit dans le code de l'honneur, c'est que sa virginité est inestimable : les pères voilent leurs filles —surtout quand les sociétés détribalisées quittent la campagne pour la ville— afin de les conserver pour leurs cousins ; et leurs mères les battent dès l'enfance pour les obliger à la soumission.
Il est évident que le harem —la claustration des femmes— et le voile sont beaucoup plus anciens que les vérités du Coran qui n'aborde pas ce sujet. D'ailleurs les "seigneurs" du pourtour méditerranéen ont souvent privilégié ces pratiques millénaires et violé la loi religieuse : alors que le Coran oblige à réserver aux fils une part de l'héritage paternel et une demi-part aux filles, on a préféré les déshériter dans la plupart des tribus.
Au XXè siècle encore, même si les familles urbaines précarisées n'ont plus à sauvegarder leur patrimoine, il reste à protéger l'honneur : les pratiques archaïques stigmatisent l'inconscient collectif de l'Ancien Monde. L'aliénation, l'avilissement de la femme, la tradition du vivre entre soi perdurent, même si ces préjugés sont en totale opposition avec les préceptes du Christianisme et de l'Islam. Toutefois, plutôt que de risquer les flammes de l'Enfer comme les anciens "seigneurs", l'islamisme extrémiste interprète à contre-sens les vérités du Coran.
Germaine TILLION
Le harem et les cousins
Seuil, 1966 - Points Essais n°141