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Dès la parution de cet ouvrage qui se présente comme « une esquisse de l'histoire des femmes » ont fleuri dans les médias français des réactions hostiles. Elles donnent l'impression que la lecture en a cessé à l'introduction, bloquant sur la qualification par Emmanuel Todd de « féminisme antagoniste » pour désigner l'actuelle troisième vague du féminisme alors que, selon lui, « l'émancipation des femmes a pour l'essentiel déjà eu lieu » et que, par exemple, les statistiques indiquent la baisse des « homicides féminins » depuis 1985 dans les pays occidentaux.

Comme par le passé, Emmanuel Todd a le génie de créer la polémique avec ceux et celles qui ne comprennent pas ou ne veulent pas admettre la base scientifique de sa réflexion d'anthropologue et encore moins les conclusions qu'il en tire. Il convient donc d'envisager la totalité du livre avant de le juger.

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Où en sont-elles ? est un ouvrage qui repose sur deux échelles de temps : d'un côté, pour savoir d'où l'on vient, la longue durée de l'approche anthropologique depuis les groupes de chasseurs-cueilleurs, de l'autre pour constater l'évolution du monde contemporain.

L'anthropologue fonde ses analyses sur la diversité des systèmes de parenté, et rejette, outre l'inutile concept de genre, « la notion actuelle de patriarcat » — du point de vue néo-féministe anti-mâle — qui noie tout le travail des spécialistes sous « un brouillard » d'imprécision et constitue comme une « condamnation d'une histoire humaine qui n'aurait pas dû avoir lieu » (p.170). L'anthropologie historique étudie donc les structures familiales originelles — famille nucléaire, la patrilinéarité de la famille souche ou communautaire — et recherche l'origine de la division sexuée du travail chez les éleveurs et chez les chasseurs-cueilleurs — les hommes chassant et les femmes pratiquant la cueillette.

Des cartes montrent l'extension d'un arc patrilinéaire de la Chine au Moyen-Orient et au nord de l'Afrique et qualifié de PBO (Pékin-Bagdad-Ouagadougou, indiqué sur la carte ci-dessous). Ces régions du monde qui avaient inventé la primogéniture pour transmettre (écriture, artisanat, terres, art de la guerre) sont devenues à la longue des sociétés bloquées, abaissant la condition de la femme. Mais « placée au bout du monde, l'Europe occidentale a échappé pour l'essentiel à la patrilinéarité » ce qui a permis son essor en autorisant finalement l'émancipation contemporaine des femmes dans la famille nucléaire monogame.

 

Carte 1.3 : « Le statut des femmes aujourd'hui » tiré du Global Gender Report de 2020.

 

Mais le début des temps modernes, XVIe et XVIIe siècles, ne leur avait pas été favorable — c'est l'époque où l'on brûle les sorcières, 80 % de femmes — puis la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle a marqué l'apogée de l'oppression des femmes avant que l'histoire de leur émancipation se lise dans l'alphabétisation et la scolarisation. Dès 1968 en France le nombre de bachelières dépasse celui des bacheliers. En même temps les femmes commencent à avoir le contrôle de la procréation. Plus tard, la révolution post-industrielle permet l'élévation de leur statut : la « matridominance éducative » s'affirme entre 2000 et 2020, notamment au prisme des thèses de sociologie (p. 247). Toutefois l'émancipation féminine a ses faces sombres comme « l'accumulation des familles monoparentales au bas de la structure sociale » (p. 202) et la résistance masculine au sommet du pouvoir d’État et de la pyramide des patrimoines — le 1 % des plus riches. Entre l'hyper-classe capitaliste et la classe populaire, la vaste classe moyenne nourrit une idéologie petite-bourgeoise sensible à l'idéologie du genre et à la vague #Me Too. Grâce au Google Ngram viewer, la progression idéologique de la troisième vague féministe est révélée par l'analyse de l'occurrence des vocables (genre, genré, intersectionnalité, gay, lesbienne, bisexuel…). Elle indique leur surgissement dans les publications françaises à compter de 1990 dans la foulée de la pratique d'Outre-Atlantique, preuve d'une « relation de domination culturelle allant du monde anglo-américain vers la France » (p. 50) et dont le livre « impénétrable » de Judith Butler, Gender Trouble, a donné le signal.

 

Quelles sont les conséquences de cette « révolution anthropologique » ? La révolution féministe s'est imposée et par contre-coup elle a contribué à l'effondrement de la religion et de la fécondité, et permis une meilleure acceptation des homosexualités en Occident. En revanche elle a par réaction, selon le concept de Georges Devereux d'une acculturation négative dissociative, accentué le rejet des valeurs occidentales dans le bloc des pays de conservatisme masculiniste depuis l'Europe de l'Est et le monde arabe jusqu'en Chine. Sur ce thème des relations sexuelles, l'étude d'Emmanuel Todd est riche de considérations sur la bisexualité féminine, un phénomène croissant, sur les transgenres et fait découvrir le cas longuement analysé des berdaches des sociétés indiennes d'Amérique du nord. Mais l'auteur en arrive aussi à de nombreuses hypothèses risquées quand il évoque les autres conséquences de l'émancipation féminine. Il y voit particulièrement un processus continu d'érosion de toutes les identités : de religion — ne reste qu'un catholicisme zombie —, de classe, de nation (p. 349), bref l'effondrement du collectif. Le triomphe de la matridominance conduirait finalement à susciter un malaise dans la condition féminine écartelée entre la carrière et la procréation ou « anomie douce » pour reprendre le mot d’Émile Durkheim (p. 210). Emmanuel Todd découvre enfin dans l'émancipation féminine le moteur de la désindustrialisation et de la tertiarisation record de l'Occident et de ce fait la cause de son appauvrissement dans le nouveau monde de la globalisation économique : au total « une mécanique du perdant-perdant ». C'est le mot de la fin...

 

 

Cet ouvrage est d'une telle richesse qu'un simple compte-rendu peut difficilement mentionner tous les sujets qu'il brasse ! On y apprend au moins autant sur l'anthropologie que sur l'évolution récente du féminisme. Entre ces connaissances scientifiques éblouissantes et ces hypothèses risquées d'un chercheur audacieux à la curiosité dévorante, il est préférable de s'aventurer sans les œillères idéologiques des néo-féministes — sinon c'est le clash assuré. L'idéologie « peut se révéler exaspérante quand elle nie la réalité ».

 

 

Olivier Todd : Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes. Avec la participation de Baptiste Touverey. Seuil, 2022, 382 pages.

 

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Précisons que le site spécialisé Herodote.net propose un exposé objectif des travaux d'Emmanuel Todd sur les systèmes familiaux – cliquer ici.

 

 

 

Tag(s) : #ANTHROPOLOGIE, #HISTOIRE GENERALE, #SCIENCES SOCIALES
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