« Diadorim » est probablement le plus beau roman brésilien et le plus brésilien des romans. En préface, Mario Vargas Llosa nous dit tout le bien qu'il pense de João Guimarães Rosa (1908-1967) qui a publié des recueils de contes et un seul roman, mais quel roman!, « Grande Sertão : Veredas (Diadorim)» paru en 1956 au Brésil. Republié en 10/18 en 1995, ce roman de 600 pages nous mène au sud-ouest de Bahia, principalement dans le nord des Minas Gerais, dans le bassin du São Francisco aux fonds de vallée ombragées appelées : veredas, alors que les chapadas couvrent les hautes terres dégarnies et sèches des interfluves.
L'action se déroule quasi entièrement à la campagne, dans le sertão, de fazenda en fazenda, de village en village. La grande activité est l'élevage des bovins. Les grands propriétaires recourent parfois à ces bandes armées, fortes de dizaines de jagunços ou cangaceiros, qu'ils hébergent de gré ou de force. Les rivalités et les ambitions des chefs de bande mènent à des guerres permanentes entre eux et avec les troupes gouvernementales. Ces hommes sont des blancs, largement métissés, mais pas des noirs. Le narrateur est l'un d'eux, Riobaldo. Après ses études, son parrain, Selorico Mendes, l'envoie chez un de ces chefs de bandes, et au fil de ses aventures et de son amitié pour Diadorim, on va rencontrer tout ceux qui savent manier une carabine dans le sertão. Jusqu'à la mort du mystérieux Diadorim. Mais ce roman n'est pas qu'un western brésilien.
João Guimarães Rosa peint avec habileté une époustouflante galerie de portraits. Ces figures sont très travaillées et partiellement fondées sur la réalité socio-historique, donc exotiques pour un lecteur européen. Certains jagunços sont plus haïssables et pervers, d'autres aussi romantiques que des Che Guevara. Parmi eux Joca Ramiro, Medeiro Vaz, Ze Bébélo …et leurs dizaines de comparses. Mais peu de femmes, citons au moins la belle Otacilia dont rêve le narrateur s'il ne l'oublie pas pour les beaux yeux de Diadorim, le camarade préféré, dont le père est le chef jaçunço Joca Ramiro, lâchement assassiné par Hermogenes et sa bande diabolique, et dont la véritable identité ne sera découverte qu'à la fin du récit.
Le lecteur est constamment interpellé par le narrateur, vouvoyé comme s'il était présent. Le récit se passe chez Riobaldo, narrateur retiré sur ses terres, en compagnie de la divine Otacilia, une dizaine d'années après ces événements dramatiques. À plusieurs reprises Riobaldo veut éviter le départ de son interlocuteur, aussi n'hésite-t-il pas à reprendre des éléments du récit qui est en même temps sa confession. Le roman acquiert ainsi une forme et une coloration définitivement baroques.
« Nous nous mîmes en route, nous partîmes. Mais nous descendîmes, oui, que je vous dise, la pente du malheur. Un retour de bâton, l'heure du paiement et des pertes, et le reste, qu'on devait purger, comme on dit. Nous fîmes tout notre possible, et tout à la fin tournait mal. Dieu ne devrait-il pas aider qui va pour de saintes vengeances? Il devrait. Et n'étions-nous pas forts d'un courage dûment fouetté? Nous l'étions. Mais, alors? Ah, alors : alors, il y a l'Autre — le saingouin, le béchard, le cornu, le cramulhon, le dolers, le pied-de-bouc, le basané, le malotru, celui-qui-n'existe-pas. Qui n'existe pas, non et non et non, c'est ce qu'épelle mon âme. Et je me protège contre son existence, baisant, à deux genoux sur des cailloux pointus, l'ourlet du manteau de Notre-Dame de l'Abbaye. Ah, elle seule me porte assistance; mais elle assiste une mer sans fin... Le sertão. Si la Sainte pose ses yeux sur moi, comment est-ce qu'il peut me voir?! Je vous dis ces choses, et je dis : paix. Mais, en ce temps-là, je ne savais pas. Comment est-ce que j'aurais pu savoir? Et ce furent ces monstres, le susnommé. Il s'amène en grand et en petit, et il se nomme le grand-teigneux et le petit-chiot. Il n'existe pas, mais il fait semblant. Et celui-là travaille sans aucun scrupule, vu que son temps est compté. Quand il protège, il s'amène, il protège en personne. Monté, brinquebalant, sur les épaules d'Hermógenes, et indiquant chaque direction. De la taille d'un grain d'aï-vim, à l'intérieur de l'oreille d'Hermógenes, afin de tout entendre. Tout petit tout rond dans la prunelle d'Hermógenes pour guetter les prémices des choses. Hermógenes qui se damnera, âme sans lieu — parce que brave entre les braves — jusque par-delà la fin des temps et du jugement dernier. Nous marchions contre lui. On le pouvait contre le démon? Qui aurait pu, qui? II se produit aussi de ces tristes miracles. Telle la façon dont ils réussirent à s'échapper de nos griffes — Ricardo et Hermógenes — les Judas. Car ils s'échappèrent ils passèrent tout près, à une lieue, un quart-de-lieue, avec tous les jagunços, et nous ne vîmes, n'entendîmes, n'en sûmes rien, il n'y eut aucun moyen de les encercler, de les empêcher. Ils se faufilèrent, silencieux, avancèrent à travers bois en direction du couchant, gagnèrent le São Francisco. Ils nous passèrent au travers, sans qu'on s'en aperçoive, comme la nuit traverse le jour, du matin au soir, sa noirceur, on présume, dissimulée dans la blancheur du jour. Lorsque nous l'apprîmes, leur avance n'était déjà plus rattrapable. Nous n'avions plus que l'air à attraper. Durement décourageant, hein? Et attendez, que le pire est à venir : ce qui nous arriva par-dessus le marché ! : les soldats du Gouvernement. Les soldats, la soldatesque, des troupes et des troupes. Ils surgirent de partout, à l'improviste, et ils nous collaient aux fesses, dans leur fureur, pareils à une meute de chiens en chasse.» Extrait, pages 319-320.
• João Guimarães Rosa : Diadorim - Traduit par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Albin Michel, collection 10/18 - 628 pages.