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Une approche comparatiste limitée

Le projet — Jacques Semelin, directeur de recherches au CERI et professeur à Sciences-Po, dirige le projet international d'une encyclopédie des massacres et génocides qui doit être mise en ligne à partir de 2007 (http://www.massviolence.org/). L'ouvrage relève le défi de la comparaison des génocides et utilise les apports de recherches pluridisciplinaires. Refusant le poncif du "génocide impensable", il en analyse les différentes facettes, tout en rejetant les explications univoques. Pour ne pas tomber dans "le pathos de la confrontation idéologique nazisme/communisme voire de la question du totalitarisme", il compare ce qui –dit-il– est comparable et se fonde essentiellement sur trois cas de génocides : des Juifs d'Europe en 1941-1945, des Tutsis du Rwanda en 1994, et des Bosniaques de Yougoslavie en 1992-1994. Alors que selon Rudoph Rummel, 164 millions de civils ont été tués au XXè siècle par leurs propres gouvernements, nous avons affaire ici à 6 millions de victimes juives, à 800 000 rwandais massacrés, à des dizaines de milliers de victimes "yougoslaves". Comme les comparaisons se font pas à pas, selon une progression logique, et non pas à l'issue de trois monographies, l'ouvrage est extrêmement riche et particulièrement instructif, même si l'on croit déjà savoir beaucoup de choses sur le sujet. Et les notes de bas de page donnent envie d'approfondir bien des points factuels et théoriques.
 
Les rejets — Cette étude ne repose donc pas sur le génocide arménien, ni sur le génocide ukrainien de 1932-1934, ni sur le génocide cambodgien. Pourquoi ? «Regrouper des études de cas très différentes n'est pas non plus satisfaisant » dit Sémelin (page 461) alors que le génocide des Tutsi est très différent de la shoah, et que comme il le dit « tout événement historique est par principe singulier». Est-ce pour ne pas risquer de querelle avec les Turcs d'aujourd'hui que les Arméniens d'hier sont hors-sujet ? Est-ce pour ne pas paraître s'aligner sur Stéphane Courtois que les victimes des crimes des dictatures communistes sont écartées ? En effet, Jacques Sémelin réfute la fameuse proposition de Courtois pour qui : « La mort de faim d'un enfant de koulak ukrainien, délibérément acculé à la famine par le régime stalinien "vaut" la mort de faim d'un enfant juif du ghetto de Varsovie, acculé à la famine par le régime nazi.» Il y aurait donc des morts de faim plus intéressants scientifiquement que d'autres. Des morts supérieurs et des morts inférieurs. Une victime du communisme serait-elle plus ou moins digne d'intérêt qu'une victime du nazisme ? ou du régime de Milosevic (qui d'ailleurs était communiste avant de retourner sa veste) ? L'auteur veut tirer gloire de l'histoire comparative mais à condition de ne pas être suspecté de douter un instant de la différence fondamentale entre nazisme et stalinisme …
 
Une étude systématique
 
L'étude des origines [§1] montre que les futurs bourreaux affectent de se présenter en victimes ; ils doivent conquérir honneur et gloire, en ré-activant des mythes au contenu louche. « L'idée de race jadis défendue par nombre savants (en premier lieu les ethnologues) est aujourd'hui totalement récusée (…) L'idée d' ethnie ne paraît pas plus claire (…) Quant à la nation, largement admise et revendiquée par nos contemporains (…) elle procède aussi d'une construction imaginaire.» Ce qui compte c'est la construction du NOUS contre l'AUTRE ou les autres : Juifs, Tutsi, Bosniaques (ou Albanais ou Croates). Pour cette construction du NOUS l'usage de la dénonciation du complot est bien connue (cf. les Protocoles des Sages de Sion). Les rumeurs et les peurs aussi.
 
Comment cet imaginaire mène-t-il à la destruction d'une vaste population au nom de la pureté du groupe dominant ? [§2]. La régression vers la barbarie se fait même dans des sociétés très civilisées (cf. Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, 1989). Mais dans tous les cas, le projet de génocide s'appuie sur des travaux d' "intellectuels":  Alfred Rosenberg (Le Mythe du XXè siècle, 1930), les romans du serbe Cosic, les publications du rwandais Kayibanda. Tous à la recherche de la "pureté" comme l'Europe du XIIè siècle en donnait déjà l'exemple (cf. Robert Ian Moore, La Persécution. Sa formation en Europe, Xè-XIIIè s. Les Belles Lettres, 1991).
 
L'auteur nous met en garde contre toute lecture "intentionnaliste". L'accession d'Hitler au pouvoir, celle de Milosevic rêvant de la Grande Serbie, ou la formation de l'État rwandais sous Kayibanda, si elles sont le fait de trois prophètes du chaos, tenant des propos menaçants illustrés par une propagande agressive pouvaient ne pas mener automatiquement au génocide. La décomposition du lien social vient donc saper la capacité de résistance des individus. La population yougoslave avait été traumatisée par le communisme. La crise économique et politique empêcha partout les paroles et les gestes d'opposition au génocide. Les leaders religieux auraient pu jouer pleinement leur rôle consistant à rappeler l'interdit du meurtre. Le pasteur Dietrich Bonhoeffer fit preuve de clairvoyance mais n'eut guère d'effet pratique et du côté catholique la mort de Pie XI affaiblit la résistance anti-nazie. En Serbie, dès 1987 l'Église orthodoxe étaya le nouveau pouvoir en utilisant le mot "génocide" pour caractériser les épreuves subies par les Serbes du Kosovo. Quant au clergé rwandais, il était divisé entre hiérarchie tutsi et base hutu.
 
De plus, l'histoire des massacres passés joua puissamment. L'Europe avait connu quantité de pogroms avant 1914. Le Rwanda des années 1959-1961 avait été marquées par des massacres de Tutsi. Puis, en 1972, une insurrection hutu provoqua une riposte immédiate et disproportionnée. En deux mois, l'armée soutenue par les Jeunesses Révolutionnaires Rwagasore exterminèrent les élites hutu y compris les étudiants de l'université de Bujumbura. 100 000 Hutus furent massacrés.
 
Quel est le rôle de l'étranger ? [§ 3]. Jacques Semelin utilise l'image du tandem fratricide : Rwanda/Burundi ; Serbie/Croatie ; Allemagne nazie/URSS. L'étranger présente une menace qui pousse à agir faute de quoi on subira le sort qu'il nous prépare. Au Rwanda, les Hutus, sensibles aux événements récents du Burundi, craignaient d'être massacrés par l'avancée du Front Patriotique Rwandais (FPR) dirigé par Paul Kagamé depuis 1990.
 
Le rôle de l'étranger c'est aussi la passivité de la "communauté internationale". Même si l'information circule vite, une fois le choc initial passé, les réactions officielles sont freinées par le principe de la souveraineté de l'État-même qui s'est lancé dans un processus génocidaire. Sans cesse des "raisons" empêchent une intervention efficace, à supposer que l'idée du droit d'ingérence ait été retenue, et pas seulement par les Européens. Samantha Power a souligné que les Etats-Unis ont toujours fait preuve d'indifférence envers les génocides et meurtres de masses du XXè siècle (A Problem from Hell. America and the Age of Genocide, 2002) même si la conférence d'Évian avait été réunie en juillet 1938 à l'initiative de F.D. Roosevelt pour résoudre le problème des réfugiés juifs. En vain.
 
L'ONU, c'est un cliché, ne brille pas souvent par son efficacité, freinée qu'elle est par sa bureaucratie et ses faibles moyens militaires, ou par l'emploi éventuel du droit de veto de l'une des cinq puissances détentrices. Au Rwanda elle ne fit rien malgré les signaux d'alerte du général Dallaire à la tête de la Minuar : les accords d'Arusha n'avaient-ils pas été signés en 1993 ? Néanmoins, l'ONU a créé le 22 février 1993 un Tribunal pénal international : il n'empêcha pas le massacre de Srebrenica (13-15 juillet 1995) où 8000 Bosniaques "musulmans" furent assassinés par les troupes serbes de Mladic quasiment sous les yeux des Casques bleus néerlandais.
 
Soldats français de l'opération "Turquoise" à Butare (Rwanda) juin 1994.
 
Quand et comment le drame se déclenche-t-il ? [§4] Concernant le processus de décision, il n'y a pas de document qui déciderait de tout ; une consigne orale de Hitler vaut bien plus qu'un papier. Un événement fort peut marquer le déclenchement du génocide qui couvait ; l'invasion de l'URSS en juin 1941 permet d'entreprendre le génocide. L'échec devant Moscou, qui rend la guerre longue, radicalise ensuite les opérations d'extermination, dont Wannsee, en janvier 1942, fixe les détails (transports ferroviaires organisés par Eichmann vers les camps d'extermination). Plus tard, quand les Russes menacent le Reich, les moyens mis pour réaliser la déportation des juifs hongrois montrent que pour eux la "solution finale" est plus importante que la guerre. Le discours du 30 janvier 1939, pour le sixième anniversaire du pouvoir nazi, l'avait en quelque sorte annoncé faisant le lien entre la guerre en Europe et l'extermination des Juifs. Le 6 avril 1994 à Kigali, l'attentat contre l'avion du président Habyarimana déclencha par réaction les premiers massacres que le gouvernement de Jean Kambanda amplifia grâce à son éminence grise le colonel Théoneste Bagosora. Le 13 avril le quotidien belge Le Soir titrait sur le génocide. C'était presque du direct. En Yougoslavie, ce fut la déclaration d'indépendance de la Croatie le 25 juin 1991 qui mit le feu aux poudres.
 
Au lieu de protéger ses citoyens, l'État les accable. Au Rwanda, la mobilisation populaire fut importante et c'est l'une des grandes originalités de ce cas. Elle fut obtenue par la radio Mille Collines, par les milices hutus (Interahamwe), par les responsables locaux (bourgmestres…); ils entraînèrent de nombreux agriculteurs (cf. ouvrage d'Alison Des Forges). Suivant la progression de l'armée allemande, les Einsatzgruppen (étudiés par Christian Ingrao) tuèrent les Juifs soviétiques (Babi-Yar, 29-30 septembre 1041 : 33 771 Juifs massacrés). Voir aussi le roman "Les Bienveillantes". En Serbie, les paramilitares que sont les Aigles blancs de Vojslav Seselj ou les Tigres d'Arkan de Zeljko Raznjatovic secondèrent l'armée fédérale-serbe (massacres de Vukovar, nov.1991). Quant à la population serbe, elle a eu tendance à ne pas se soucier des massacres et plusieurs auteurs ont parlé d' «autisme» de sa part.
 
Dans tous les cas c'est l'idée de défense territoriale et d'épuration mobilise les individus, mais éventuellement le vol (Rwanda surtout) alors que dans le Reich le pillage des biens juifs a été organisé d'en-haut. Les Allemands n'ont pas appelé la population locale à participer aux actions contre les Juifs. Dans le cas particulier du massacre de Jedwabe, c'est toute une bourgade qui s'est levée pour aller exterminer "ses" juifs, environ 1600 personnes massacrées (cf. Jan T. Gross, "Les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de juifs en Pologne", Fayard, 2002). Dans les camps d'extermination, les "Sonderkommando" étaient composés de Juifs — ou de prisonniers russes et ukrainiens pour l'essentiel— Ce qui fait dire à Primo Levi : « C'était aux juifs de mettre les juifs dans les fours
 
Le passage à l'acte [§5] est expliqué au niveau de l'individu par la promesse d'impunité, par l'obéissance à la hiérarchie et par la pression du groupe. Le refus est rare même si Christopher Browning ne trouve pas de cas où le refus de tuer a pu être sanctionné (Des Hommes ordinaires. Le 101° bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, 1994). Par contre au Rwanda, Jean Hatzfeld (Une saison de machettes…) a montré que le refus de se joindre aux tueries ("faire le travail") était très risqué. Pour ce basculement dans le meurtre de masse, la distribution de drogue ou d'alcool est souvent évoquée.
 
« Les bourreaux ont l'air terriblement normaux ». On a parlé de la banalité du mal. La formule vient d'Hannah Arendt écrivant sur le procès Eichmann (1960) : est banal qui ne pense pas, alors que penser risque de déconstruire toute idéologie.
 
Les violences sexuelles caractérisent le génocide de Bosnie même s'il n'y a pas de preuve de la planification des viols de masse ; il s'agit d'une tactique de guerre, afin de provoquer un traumatisme durable qui rendra impossible la réconciliation et facilitera ainsi la partition et le "nettoyage ethnique". Par contre, les SS (le SD) ne touchaient pas aux femmes juives — c'est ce que soutient Jacques Sémelin, en raison de cette idée de pureté aryenne à préserver. (Je n'en suis pas si sûr.) L'auteur compare cette pratique des atrocités à ce qu'écrit Sade (Justine ou les malheurs de la vertu): une apologie de la destruction de l'Autre. Il considère aussi que le sociologue Wofgang Sofsky fait preuve d'une délectation ambiguë pour la violence (Traité de la Violence, Gallimard, 1998).
 
Finalement [§6], qu'est-ce qu'un Génocide ? Un mot impossible à définir ? Dès les années 1930, le juriste polonais Raphaël Lemkin préconisait, à Madrid en 1934 lors d'une conférence de juristes, un « crime de barbarie ». Puis , devenu professeur à Yale, il inventait le mot «génocide» dans un ouvrage publié à Washington en 1944. Le 9 décembre 1948 à Paris l'ONU adopte une Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Il y a génocide s'il y a intention de détruire un groupe en tant que tel, donc une sélection, un tri sont opérés, faute de quoi le mot génocide ne convient pas. On peut se satisfaire de cette définition étroite et juridique. Jacques Semelin précise (page 387) : « processus organisé de destruction des civils, visant à la fois les personnes et leurs biens. » Mais les chercheurs ont multiplié en vain les termes rivaux et complémentaires : populicide, ethnocide, judéocide, féminicide. L'autre notion sûre est celle de "crime contre l'humanité" et dans le parler courant, l'emploi du mot massacre relève souvent du bon sens.
 
En somme, les génocidaires veulent détruire pour soumettre une population (cf. Staline et les Ukrainiens, Pol Pot et les Khmers) et détruire pour éradiquer un ou des groupes humains : oui, cela surtout justifie le titre du livre –à la manière de Foucault– "PURIFIER ET DÉTRUIRE". Purifier le sang et le sol. Détruire les nuisibles, détruire les ennemis du peuple. Ce qui fait que —paradoxalement— la définition du génocide que donne Semelin s'applique aussi aux crimes communistes qu'il refusait d'inclure dans son essai.
 
En 1945 on a dit : "plus jamais ça !" En 1995 ou 2005, on en est au même point. L'ONU ou un Centre de prévention des conflits et des crises peut-il vraiment empêcher les passions humaines menant au génocide ? L'actualité du Darfour fait penser que non.
 
En annexe : un utile protocole d'enquête sur tout massacre de masse ou génocide, et un descriptif du projet d'encyclopédie en ligne des massacres et génocides avec la composition du comité scientifique.
 
 
• Jacques SEMELIN. PURIFIER ET DÉTRUIRE. Usages politiques des massacres et génocides. - Seuil, 2005, 490 pages.
 
Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #GENOCIDE
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