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L'attaque lancée par la Russie contre l'Ukraine en 2022 a contribué à réveiller l'intérêt porté à la guerre en tant que sujet historique. Déjà sa mainmise sur la Crimée en 2014 avait correspondu au centenaire de la Première guerre mondiale. En fait les historiens avaient commencé à reconsidérer cette catastrophe en allant au-delà du jeu des alliances en 1914, de la chronologie des opérations militaires, et de l'analyse des traités de paix. Or l'histoire dite “événementielle” n'est pas tout. Depuis la création de l'Historial de Péronne, la vie quotidienne des soldats à été explorée et l'évolution des programmes d'Histoire des collèges et lycées a évolué en ce sens. Tous deux universitaires et chercheurs auprès de l'Historial, Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker s' interrogent dans cet essai selon une triple thématique renouvelée par les travaux récents : d'où les trois parties appelées « la violence », « la croisade » et « le deuil ».

 

Désormais popularisé, le thème de la brutalisation de la guerre lancé par George L. Mosse (Fallen Soldiers, 1990) et qui annonce le totalitarisme, s'oppose à l'idée du reflux de la violence sociale sur le long terme exposée par Norbert Elias dans la Civilisations des mœurs (1973). Notons que la problématique a été reprise par S. Ardouin-Rouzeau dans un article récent de la revue L'Histoire (*). La guerre de 14 a été plus brutale que tous les conflits antérieurs, tendance amorcée avec la guerre de Sécession. On peut s'appuyer sur le montant des pertes journalières et faire des comparaisons qui peuvent surprendre. Par exemple l'Allemagne perdit une moyenne de 1088 combattants chaque jour entre 1939 et 1945 soit moins que les 1303 entre 1914 et 1918. La violence se lit comme il se doit dans les récits témoignant des atrocités, de la mort de masse au champ de bataille, et de la terreur qui va avec. Les hôpitaux de l'adversaire ne furent pas épargnés. C'est manifestement le début d'une violence sans précédent sur les populations des territoires occupés, avec les viols de guerre, la déportation et le travail forcé des prisonniers affamés, ainsi dans le Nord de la France, en Belgique, etc, sans oublier le génocide des Arméniens.

 

Dans les deux camps la guerre a été vécue comme une croisade de la Civilisation contre la Barbarie et la maudite « race » d'en face. Chaque camp s'est senti animé par le Droit et la Justice. « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre » a écrit Péguy. Pour les Français les Boches ne sont plus des civilisés et la science allemande est discréditée méprisée en Kultur reniant l'universalisme. La déportation en Afrique de prisonniers de guerre allemands pour y être gardés par des Arabes ou des Noirs provoqua un tollé dans leur pays, car le racisme a été accru par le conflit. D'un côté comme de l'autre l'acceptation de la guerre a été massive dès 1914 : on a monté en épingle les mutineries de 1917 qui ne furent pas significatives d'une rupture du consensus. Partout la Famille l’École et l’Église ont soutenu la mobilisation contre l'ennemi. La guerre sainte a même encouragé un courant mystique et la dévotion s'est renforcée. Les nombreuses lettres des soldats et de leurs correspondants de l'arrière en témoignent. C'était un choc durable. Vers 1924-25, l'opinion française a pris conscience que la parenthèse de la guerre ne serait jamais refermée.

 

Si on a comptabilisé les victimes, les millions de mort, les ruines, en revanche les historiens sont restés embarrassés par la mesure de la perte, du deuil, bien incapables d'évaluer la souffrance psychique. Les auteurs préconisent de recourir aux « récits de deuil » des orphelins ou des proches des victimes, de continuer l'étude des monuments aux morts, des cérémonies commémoratives, de participer à la conservation des lieux de mémoire proches de champs de bataille. Au plan personnel, les cercles de deuil se constituent autour des veuves et des orphelins, ou d'autres proches et des biographies idéalisent le héros mort à la guerre. L'essai se termine avec un rappel des défauts des traités de 1919 en contradiction avec le projet d'une “paix juste et durable” et s'interroge : les réparations « pouvaient-elles vraiment se situer à la hauteur des drames individuels et collectifs » ?

 

Cet essai n'est bien sûr qu'un utile jalon de la recherche permanente. S'il se publie toujours des ouvrages pertinents sur l'origine de la guerre (Le Feu aux poudres, de Gerd Krumeich, Belin, 2014) et les opérations militaires (Verdun, de Michaël Bourlet, Perrin, 2023), les pistes que nos auteurs ont suggérées se sont avérées fort riches (avec par exemple ces quelques titres : Les fronts intérieurs européens. L'arrière en guerre, 1914-1920, sous la direction de Laurent Dornel et Stéphane Le Bras, PUR, 2018) ; Victimes et profiteurs de guerre ? Les patrons du Nord, 1914-1923, de Jean-Luc Mastin, PUR, 2019 ; Diocèses en guerre 1914-1918: l'Église déchirée entre Gott mit uns et le Dieu des armées sous la direction de Xavier Boniface et Jean Heuclin, Presses du Septentrion, 2018. Ou encore 1914. Les atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, de John Horne et Alan Kramer, Texto, 2023.)


 

Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker : 14-18. Retrouver la guerre. - Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2000, 270 pages. - Existe en Folio.

 

(*) Article de S. Ardouin-Rouzeau in L'Histoire, La Violence et la Guerre. N°521-522. Juillet-août 2024. Pages 64-69.

 

 



 

Tag(s) : #HISTOIRE 1900 - 2000, #PREMIERE GUERRE MONDIALE
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