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Après trois siècles et demi de colonisation néerlandaise, après quatre ans d’occupation japonaise, l’indépendance de l’Indonésie a été proclamée par Sukarno le 17 août 1945 à Jakarta : c’est le début de la « Revolusi » qui aboutira en décembre 1949 au retrait des Pays-Bas.
On ne peut pas dire que l’histoire contemporaine de ce pays gigantesque ait jusqu’ici retenu l’attention du public français et dans la bibliographie de cet essai prodigieux les travaux académiques français brillent par leur absence. L’ouvrage de David van Reybrouck n’en est que plus indispensable. Il a repris la méthode qui lui avait si bien réussi pour le Congo, faite de recherches classiques croisées avec les témoignages recueillis sur place en Indonésie, mais aussi aux Pays-Bas, parfois dans des maisons de retraite, au Japon et au Népal. Ce sont donc des témoins octogénaires et nonagénaires que l’auteur rencontre, lui livrant leur part de vérité, des anecdotes souvent stupéfiantes. Ainsi cet Indonésien prisonnier d’une usine japonaise et ayant survécu à la bombe d’Hiroshima : il avait alors 93 ans quand l’auteur l’a écouté. Ainsi ces vieux gurkhas du Népal, visités dans leur montagne en tant que soldats de l’armée britannique de Mountbatten et qui en 1945 sont allés recueillir la reddition des troupes japonaises à Java. Van Reybrouck a aussi rencontré, à Java ou à Célèbes, toute une collection de dames âgées, parentes de villageois assassinés, témoins de viols et de massacres perpétrées par l’armée japonaise en 1941-44, puis par l’armée néerlandaise en 1947 ou 1948. Il a aussi discuté avec des soldats qui ont commis des actes qualifiables de crimes de guerre. Ainsi la grande Histoire est-elle ici brillamment étayée par l’histoire orale. Cette façon de recourir aux témoignages oraux donne à la lecture un intérêt exceptionnel.
Les Indes néerlandaises sont nées des comptoirs établis par la VOC au début du XVIIe siècle. Au départ il nest pas question de contrôler des territoires mais d’acquérir des épices. Or en 1621 le massacre de la population de Banda aux Moluques marqua un tournant, le projet mercantile bascula en projet territorial : conquête de terres agricoles où la noix de muscade serait cultivée par des milliers d’esclaves importés. Après 1700, la gastronomie européenne s’étant détournée des épices, la VOC se consacra au café et en devint le premier producteur mondial. Après 1815, l’État néerlandais prit en main la colonisation avec un système de cultures obligatoires et dès 1850 cela fournit le tiers des recettes de l’État néerlandais. Une société coloniale s’est formée, comparée par l’auteur aux trois ponts du « paquebot colonial » : classe supérieure des Européens privilégiés, pont médian des Indo-Européens, pont inférieur des autochtones ; la scolarisation, développée après 1907, pouvant faire accéder à un pont supérieur. Cette élite locale nouvelle était plus apte que le petit peuple à contester l’ordre colonial après la Première guerre mondiale. Java a vu s’organiser le premier parti communiste (PKI) d’Asie à obtenir la reconnaissance du Komintern. Expulsé vers les Pays-Bas où il devient en 1922 le premier Indonésien à se présenter aux élections à la Chambre des députés, Tan Malaka publia à Canton en 1924 un essai imaginant une république d’Indonésie, un néologisme. Des leaders nationalistes émergaient : Mohamed Hatta qui étudiait le commerce à Rotterdam se rendit à Bruxelles en février 1927 pour assister au congrès fondateur de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale. Il entra avec Nehru au présidium de cette Ligue. A la même époque, Sukarno suivait une formation d’architecte à Bandung et y fonda en juillet 1927 le PNI (Partai Nasional Indonesia) ce qui le conduisit en prison. Aux Pays-Bas d’autres étudiants indonésiens fondèrent la Perhimpoenan, animée par Soetan Sjahrir qui étudiait le droit à Leyde.
Ainsi, des formations politiques nationalistes étaient-elles déjà en place avant la crise mondiale de 1930 dans un contexte devenu plus répressif. A cette date 80 % du sucre, 88 % de la quinine, 90 % du pétrole et 96 % du tabac étaient destinés à l’exportation. Le 31 décembre 1931, Sukarno sortit de prison et se réunit avec Sjahrir et Hatta pour organiser une école de cadres. Islam, communisme et nationalisme œuvraient ensemble pour contester la domination coloniale alors que la société coloniale était à l’apogée. En même temps, de nombreux petits commerçants japonais s’installaient dans le pays et la population autochtone admirait l’expansion du Japon. Cela amena le gouverneur Tjarda van Starkenborgh Stachouwer à envisager une coopération avec les autochtones modérés et en mai 1939 fut créée la Gapi, préconisant une collaboration entre Indonésiens et Néerlandais pour combattre le fascisme. La défaite des Pays-Bas face à l’Allemagne fut un choc qui fit des Indes néerlandaises une proie pour le Japon, attiré par ses richesses pétrolières. Le gouvernement colonial entreprit bien de réarmer, multipliant dans l’urgence les commandes aux Etats-Unis, et mettant sous les verrous les activistes pro-nazis du NSB, mais l’armée japonaise s’empara de Singapour et conquit l’archipel à toute vitesse au début de 1942. Le Japon répara les installations pétrolières pour son usage, et décapita de nombreux soldats hollandais et australiens. Les Japonais libérèrent les nationalistes et la population locale accueillit favorablement les conquérants — du moins dans un premier temps — et leur propagande créa un climat propice à la marche de l’archipel vers l’indépendance, notamment en favorisant l’enseignement primaire. A contrario, les exactions de la soldatesque japonaise contre les femmes et les filles heurtaient l’opinion. L’armée d’occupation multipliait les bordels militaires et recrutait ses « filles de réconfort » jusqu’au fond des campagnes. Quant aux Néerlandais de la colonie, plus de 100 000 d’entre eux se retrouvèrent internés, en tant que civils, dans des camps dispersés dans toutes les îles, en plus grand nombre que les prisonniers de guerre. Finalement, « La Kenpeitai était aussi crainte que la Gestapo en Europe ». Le Japon déporta aussi quantité de gens, les romusha, pour travailler sur des chantiers d’infrastructures comme leur chemin de fer en Birmanie (cf. le pont de la rivière Kwai).
Dans un premier discours à la radio le 5 décembre 1942 Sukarno annonça la création d’un nouveau mouvement populaire pour préparer l’indépendance dit en abrégé Poetera. Batavia, où la statue de son fondateur J.P.Coen fut renversée, changea de nom pour devenir Jakarta. Des soldats autochtones, le KNIL, furent intégrés à l’armée japonaise ce qui fait que les nationalistes disposeraient le moment venu de soldats formés. En même temps c’était l’inflation, le riz, accaparé par les Japonais, devint extrêmement cher en 1944 et le pays s’enfonça dans une famine sans précédent, documentée par le peintre Affandi, et une pénurie de biens de première nécessité, vêtements et médicaments. Sur ce sujet comme sur les autres, David van Reybouck multiplie les témoignages ; voici une résistante parmi d’autres : « A Surabaya, un de ses contacts lui chuchota : “Voilà ce que le Japon nous a donné : des sarongs en jute, un régime d’escargots, et le travail forcé des romusha.” “Et des geishas” ajouta-t-elle.»
Des révoltes éclatèrent en 44-45 contre les Japonais jusqu’à ce qu’ils capitulent après Hiroshima. C’est l’armée britannique et non l’armée américaine qui viendra depuis la Malaisie pour libérer les détenus, faire de l’assistance médicale, désarmer et évacuer les vaincus. Pendant ce temps Sukarno diffusait son programme pour une Indonésie indépendante sous le titre de Pancasila (les cinq piliers) ; à la radio il lit le texte de la Proklamasi le 17 août 1945. Au cri de “Merdeka !” (Liberté) la violence se déchaîna alors. Les plus jeunes nationalistes, les pemuda, attendaient une véritable rupture ; ils s’en prirent aux Indo-Européens qu’ils assassinèrent à coups de lances de bambou et s’emparèrent des armes des Japonais repliés dans leurs casernements. « La cruauté des pemuda ne connaissait pas de limites. En matière de sadisme gratuit, ils dépassaient même souvent leurs initiateurs japonais.» Les Britanniques de Mountbatten, malgré l’efficacité de leurs Gurkhas, étaient débordés. Ils ne purent contrôler que quelques enclaves et leur prise de Surabaya révoltée fut l’épisode le plus meurtrier des quatre années comprises entre la Proklamasi d’août 45 et le transfert de souveraineté de décembre 49. Les Pays-Bas ruinés imaginèrent pouvoir compter sur leur colonie pour se reconstruire (Jan Tinbergen, futur Nobel d’économie, estimait à 15 % la part du revenu national venant des Indes néerlandaises à la veille de la guerre). Le gouvernement Beel refusa d’abord de négocier avec la République de Sukarno, et envoya des troupes au général Spoor pour préparer la reconquête : 120 000 hommes entre 46 et 49 : « Nous venions de nous libérer de l’oppression allemande et nous allions maintenant faire en Indonésie ce que l’Allemagne avait fait.» L’ancien premier ministre Schermerhorn fut envoyé négocier avec le gouvernement Sjahrir : ils signèrent les accords de Linggajati le 15 novembre 1946 ; Java et Sumatra seraient sous administration républicaine, le reste sous administration néerlandaise. Mais sur place les Néerlandais n’en respectèrent pas les clauses. Le 20 juillet 1947 le gouverneur van Mook ordonna l’offensive dite “Opération de police” et le général Spoor reconquit les deux tiers de Java et une partie de Sumatra, la région de Yogjakarta restant sous le contrôle de la République.
Le Conseil de Sécurité de l’ONU imposa un cessez-le-feu. A bord du USS Renville, un navire de la marine américaine ancré au large de Jakarta, des pourparlers de paix se conclurent le 17 janvier 1948 sur un accord défavorable à la cause de Sukarno : l’Indonésie deviendrait une fédération d’Etats où les Pays-Bas garderaient un large territoire. Cet accord déçut les Indonésiens, divisa le camp républicain : la politique de Sukarno fut combattue à la fois par le Darul Islam et par les communistes de Musso insurgés à Madiun au centre de Java. Une seconde offensive néerlandaise à Java et Sumatra en décembre 1948 contrôla les grands axes, arrêta Sukarno et les siens et rejeta tous les nationalistes dans la guérilla. Les Américains, engagés dans la Guerre Froide, avaient apprécié que Sukarno ait écrasé l’offensive communiste ; ils firent alors pression sur La Haye en menaçant de priver les Néerlandais de l’argent du plan Marshall et des crédits de l’OTAN. Les Etats-Unis et l’ONU obtinrent ainsi un accord le 2 novembre 1949. L’Indonésie de Sukarno était libre. En contrepartie les Pays-Bas recevaient des avantages économiques temporaires et administraient l’Ouest de la Nouvelle-Guinée quelques année durant. Surtout les Pays-Bas étaient désormais orientés vers la construction européenne.
Le triomphe de Sukarno fut à son apogée lors de la Conférence de Bandung en avril 1955 ! L’Indonésie avait réuni les Afro-Asiatiques face à la domination occidentale, impulsé la décolonisation en Afrique, le panarabisme de Nasser, et lancé le mouvement des Non-Alignés. C’est donc à juste titre que l’auteur donne à l’Indépendance de ce pays un rôle décisif dans l’histoire contemporaine.
• David VAN REYBROUCK : Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne. - Traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble. Babel, 2025, 890 pages. Importante bibliographie commentée. 30 cartes. [De Bezige Bij, Amsterdam, 2025].