✺ Professeur d'esthétique à l'université de Strasbourg, D. Payot parvient à faire passer des analyses de grande qualité — convoquant W.Benjamin, Ponge et le cinéma européen des années '50 —, grâce à une vivante mise en situation. Le lecteur assiste aux cours que l'auteur dispensa à l'Université de Ouagadougou. On voit progresser la réflexion des étudiants africains à partir d'un documentaire réalisé par Resnais et Marker en 1953: "Les statues meurent aussi". La question du professeur encadre la démonstration de l'essayiste : cinquante ans après les guerres d'indépendances, les objets de l'art africain nous communiquent-ils encore un message? Dans son film, Resnais accuse le colonialisme d'avoir réduit au "silence" ces statues. Confisquées, déportées, juxtaposées dans nos musées, elles ne transmettent plus. Élevées au rang "d'objets d'art", elles subissent l'exposition aux regards, aux discours scientifiques et esthétiques. Toutefois les dernières répliques du film se veulent optimistes : ces objets suggèrent une promesse.
✺ Ni les étudiants africains ni les européens des 20°et 21°siècles ne peuvent entendre le message que véhiculaient ces statues dans leur monde. En se les appropriant, en rendant proche ce qui était éloigné, notre culture en a effacé l'altérité, l'essentielle différence. Nous les avons détournées de leurs fonctions. Une certaine conscience historique européenne fondée sur la domination rationnelle du monde nous mène à croire au progrès assuré dans le continuum du temps linéaire; et à considérer, à tort, que l'universalité n'est toujours que la parfaite similitude. Or, dans leur monde, ces statues ne répondent à aucun enjeu esthétique, ne peuvent souvent être vues que des initiés, ou portées au regard de tous seulement lors de fêtes dédiées.
Elles incarnent une représentation du monde comme un tout en perpétuel mouvement où chaque chose, chaque être vivant dépend de l'ensemble. La statue "tisse le monde", elle rappelle les liens fondamentaux entre les villageois et la savane, entre les hommes et les esprits des ancêtres, car la mort n'y est pas un univers séparé. Ces statues assurent la transmission — sens étymologique de la "tradition"— de la force vitale, moteur de ce monde où le néant n'existe pas.
Même si les pouvoirs sacrés de ces objets sont bien "morts" dans nos musées, ils nous tendent un reflet de notre modernité, elle aussi mortelle : "quand nous aurons disparu, déclare la voix du film, nos objets iront là où nous envoyons ceux des nègres : au musée". Et l'auteur d'ajouter : (...) "Memento mori".
Ces statues, volumes en trois dimensions, sollicitent de nous un autre regard car ce sont des allégories. Elles ne se réduisent pas aux matériaux qui les composent, ni à leur plastique ; pour qui ne subordonne pas l'ordre du monde à quelque Vérité universelle abstraite, elles transmettent une autre conception, non linéaire, du temps historique ; elles rappellent les "correspondances" — au sens baudelairien —, qui lient les hommes entre eux et les hommes au monde.
✺ En arrachant les objets africains à leur contexte culturel pour les glorifier comme "objets d'art", on les a bien assassinés. Mais cette mort historique n'empêche qu'ils restent des passeurs : le colonialisme n'a pas tout exterminé. En Afrique aujourd'hui, malgré le Christianisme et l'Islam, ils continuent de faire sens dans des pratiques encore vivaces, ces objets sacrés qu'il ne faut pas confondre avec la production en série de fausses statues pour les touristes. A qui sait dépasser les préjugés qui mènent à croire que l'Afrique "n'est pas assez entrée dans l'histoire", les statues portent la promesse du rapprochement des hommes dans la seule véritable universalité : celle de la condition humaine faible et mortelle, partagée par tous : "il n'y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre" conclut le film ; "Blancs ou Noirs, notre avenir est fait de cette promesse".
Daniel PAYOT : L'art africain entre silence et promesse
Circé, 2009, 158 pages.