Comme l'indique le sous-titre "Portraits d'Algériens arrivés en France pendant les Trente Glorieuses", cette enquête de la journaliste indépendante Sabrina Kassa est consacrée à des Algériens de naissance qui ont émigré pour s'installer en France entre 1945 et 1975. Aujourd'hui à l'âge des "cheveux blancs" ("chibanis" en arabe dialectal) ces personnes sont actives dans diverses associations et mentionnées sous leur nom véritable. Cinq sont installées à Paris ou en région parisienne.
À travers ces biographies de trois femmes et cinq hommes, sont abordées des questions universelles sur l'enfance, les origines familiales, et le destin individuel. Mais surtout, parce que ces années furent celles de la Guerre d'Algérie (1954-1962), les personnes considérées ont des témoignages à apporter sur la situation coloniale, sur le conflit de décolonisation, et sur les lendemains de l'indépendance. Mais aussi sur l'évolution de leur rapport à l'Algérie et à la France.
Ceux qui sont nés dans un village berbère ou kabyle ont des souvenirs très forts de la misère qu'ils ont vécue dans leur petite enfance. La figure de la mère est très présente, même si elle est analphabète. On se débrouille comme on peut pour survivre et l'école est un luxe qui reste hors de portée pour beaucoup. Échapper à la misère est donc la cause courante du départ pour la France. Pour les filles, le mariage précoce est imposé par la famille et c'est une bonne raison qui les pousse à émigrer, d'où des sentiments qui vont jusqu'à la haine de leur famille. Vu le contexte historique, la guerre d'Algérie est pour certains la cause de l'émigration : tel qui devient un responsable du FLN en France s'occupe ensuite de l'Amicale des Algériens en France tant que Ben Bella est président de la République ; tel autre autre a été harki et rapatrié en 1962.
La Guerre d'Algérie est évoquée par tous. L'auteur a su obtenir des témoignages forts et variés. L'injustice de la domination coloniale est généralement découverte très tôt, seul un des interviewés l'a sentie une fois adulte : il était issu de la bourgeoisie, à Sidi bel Abbès. Le souvenir du soulèvement réprimé de 1945 reste fort. La violence des militaires français à partir de 1954 est largement soulignée : incendie des fermes, arrestations de membres de la famille, torture, et assassinats. La violence du FLN est aussi évoquée : c'est parce que son père, soldat de la seconde guerre mondiale, est égorgé par le FLN qu'Ali s'engage comme harki. On ne cache pas non plus les rivalités entre le FLN et les autres nationalistes (MNA). Certains évoquent la popularité qui fut longtemps celle de Messali Hadj.
La vie quotidienne en France est d'abord rendue difficile par les difficultés du logement, partagé avec d'autres travailleurs, ou fourni temporairement par un parent ou un ami. Néanmoins, un ouvrier qui trouve à se loger en HLM en l'espace de quelques jours suite à l'arrivée de son épouse, grâce au seul coup de téléphone donné par un camarade syndicaliste, cela ne relève-t-il pas du miracle ? La galère ne vient pas que du logement : les OS sont mal payés et leur emploi est précaire. Et puis le racisme est dénoncé par quasiment tous les témoignages. L'engagement dans les associations est à la fois une façon de passer la retraite et une compensation pour le manque de chaleur de l'accueil qu'ils ont connu à leur arrivée en France, pour ne pas dire le manque de considération, l'hypocrisie et le racisme dont ils ont souffert, y compris dans le cadre du syndicalisme.
Plus ou moins vite, par la vie professionnelle, par les associations, ou par amour d'une femme, les "chibanis" interrogés par Sabrina Kassa se sont enracinés dans la société, et ils jugent inappropriée et inconvenante l'idée d'une "intégration" à opérer, car il est clair qu'ils ont trouvé leur place dans la société, qu'ils se sentent Français, Algériens, ou "citoyen du monde", quelle que soit l'opinion qu'ils ont de l'Algérie d'aujourd'hui — négative en général jusqu'à propos de l'état des cimetières. La maîtrise de la langue française semble avoir accéléré cette insertion hexagonale ; d'autant que deux des "chibanis" ont publié en France, l'une des "Mémoires", l'autre une pièce de théâtre qu'il résume d'une formule « L'Algérie, c'est le Titanic » après une désespérante tentative de retour temporaire au pays natal. J'ai été frappé par la rareté des termes arabes ou berbères dans ces entretiens ; sans doute l'auteure a dû gommer des termes ou tournures de langue. Je remarque aussi que l'arabisation de l'Algérie n'est pas vue de façon favorable. Enfin, sur ces huit personnes, une seule se considère comme musulmane et de tradition soufie ; elle a participé à la préparation du Conseil français du culte musulman en 1999-2002.
En somme, ce livre qui explore la mémoire individuelle de personnes qui ont vécu une histoire souvent douloureuse de part et d'autre de la Méditerranée, ne laisse pas une si grande impression d'amertume pour le présent en France. En serait-il de même si l'Algérie d'aujourd'hui mettait un peu plus en pratique les "valeurs" de justice et de liberté que ces personnes ont réussi, au bout du compte, à trouver en France et pour lesquelles elles continuent de militer ?
Sabrina KASSA
Nos ancêtres les chibanis !
Portraits d'Algériens arrivés en France pendant les Trente Glorieuses
Photos de Zabou Carrière
Préface de Gérard Noiriel
Autrement, 200 pages, 2006.
À travers ces biographies de trois femmes et cinq hommes, sont abordées des questions universelles sur l'enfance, les origines familiales, et le destin individuel. Mais surtout, parce que ces années furent celles de la Guerre d'Algérie (1954-1962), les personnes considérées ont des témoignages à apporter sur la situation coloniale, sur le conflit de décolonisation, et sur les lendemains de l'indépendance. Mais aussi sur l'évolution de leur rapport à l'Algérie et à la France.
Ceux qui sont nés dans un village berbère ou kabyle ont des souvenirs très forts de la misère qu'ils ont vécue dans leur petite enfance. La figure de la mère est très présente, même si elle est analphabète. On se débrouille comme on peut pour survivre et l'école est un luxe qui reste hors de portée pour beaucoup. Échapper à la misère est donc la cause courante du départ pour la France. Pour les filles, le mariage précoce est imposé par la famille et c'est une bonne raison qui les pousse à émigrer, d'où des sentiments qui vont jusqu'à la haine de leur famille. Vu le contexte historique, la guerre d'Algérie est pour certains la cause de l'émigration : tel qui devient un responsable du FLN en France s'occupe ensuite de l'Amicale des Algériens en France tant que Ben Bella est président de la République ; tel autre autre a été harki et rapatrié en 1962.
La Guerre d'Algérie est évoquée par tous. L'auteur a su obtenir des témoignages forts et variés. L'injustice de la domination coloniale est généralement découverte très tôt, seul un des interviewés l'a sentie une fois adulte : il était issu de la bourgeoisie, à Sidi bel Abbès. Le souvenir du soulèvement réprimé de 1945 reste fort. La violence des militaires français à partir de 1954 est largement soulignée : incendie des fermes, arrestations de membres de la famille, torture, et assassinats. La violence du FLN est aussi évoquée : c'est parce que son père, soldat de la seconde guerre mondiale, est égorgé par le FLN qu'Ali s'engage comme harki. On ne cache pas non plus les rivalités entre le FLN et les autres nationalistes (MNA). Certains évoquent la popularité qui fut longtemps celle de Messali Hadj.
La vie quotidienne en France est d'abord rendue difficile par les difficultés du logement, partagé avec d'autres travailleurs, ou fourni temporairement par un parent ou un ami. Néanmoins, un ouvrier qui trouve à se loger en HLM en l'espace de quelques jours suite à l'arrivée de son épouse, grâce au seul coup de téléphone donné par un camarade syndicaliste, cela ne relève-t-il pas du miracle ? La galère ne vient pas que du logement : les OS sont mal payés et leur emploi est précaire. Et puis le racisme est dénoncé par quasiment tous les témoignages. L'engagement dans les associations est à la fois une façon de passer la retraite et une compensation pour le manque de chaleur de l'accueil qu'ils ont connu à leur arrivée en France, pour ne pas dire le manque de considération, l'hypocrisie et le racisme dont ils ont souffert, y compris dans le cadre du syndicalisme.
Plus ou moins vite, par la vie professionnelle, par les associations, ou par amour d'une femme, les "chibanis" interrogés par Sabrina Kassa se sont enracinés dans la société, et ils jugent inappropriée et inconvenante l'idée d'une "intégration" à opérer, car il est clair qu'ils ont trouvé leur place dans la société, qu'ils se sentent Français, Algériens, ou "citoyen du monde", quelle que soit l'opinion qu'ils ont de l'Algérie d'aujourd'hui — négative en général jusqu'à propos de l'état des cimetières. La maîtrise de la langue française semble avoir accéléré cette insertion hexagonale ; d'autant que deux des "chibanis" ont publié en France, l'une des "Mémoires", l'autre une pièce de théâtre qu'il résume d'une formule « L'Algérie, c'est le Titanic » après une désespérante tentative de retour temporaire au pays natal. J'ai été frappé par la rareté des termes arabes ou berbères dans ces entretiens ; sans doute l'auteure a dû gommer des termes ou tournures de langue. Je remarque aussi que l'arabisation de l'Algérie n'est pas vue de façon favorable. Enfin, sur ces huit personnes, une seule se considère comme musulmane et de tradition soufie ; elle a participé à la préparation du Conseil français du culte musulman en 1999-2002.
En somme, ce livre qui explore la mémoire individuelle de personnes qui ont vécu une histoire souvent douloureuse de part et d'autre de la Méditerranée, ne laisse pas une si grande impression d'amertume pour le présent en France. En serait-il de même si l'Algérie d'aujourd'hui mettait un peu plus en pratique les "valeurs" de justice et de liberté que ces personnes ont réussi, au bout du compte, à trouver en France et pour lesquelles elles continuent de militer ?
Sabrina KASSA
Nos ancêtres les chibanis !
Portraits d'Algériens arrivés en France pendant les Trente Glorieuses
Photos de Zabou Carrière
Préface de Gérard Noiriel
Autrement, 200 pages, 2006.