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Voici un premier roman que l'on pourrait ne pas remarquer : en effet l'immigration devient, hélas, un thème littéraire récurrent. Ce serait dommage car l'auteur sait élaborer une œuvre originale. En suivant à l'envers, de Saint-Denis à Marseille, le chemin des immigrés maghrébins, l'aventure se veut fable. Le genre autorisant accumulations et hasards, l'héroïne croise tous les cas possibles de la condition d'immigré : africain, espagnol ou polonais, avec ou sans papiers, gitan ou roumain, ancien ouvrier des années 1950 ou travailleur saisonnier... Pourtant le lecteur n'éprouve aucune lassitude. Le réalisme socio-culturel, la précision des lieux évoqués font de chaque rencontre une scène unique, violente et chargée d'émotion. Samuel Zaoui sait tisser l'écriture magistrale et l'oralité familière; ni guillemets ni tirets ne distinguent les répliques des monologues intérieurs. La phrase parfois se suspend, inachevée. Enfin l'humour vient éviter aux passages dramatiques, voire tragiques, le risque du pathos. L'ensemble reste dynamique et l'on apprécie l'importance accordée aux regards et aux silences des personnages.

Souhad Etthari, bientôt la quarantaine, est arrivée toute enfant avec sa mère et ses frères, rejoindre le père "par vol direct" d'Alger à Saint-Denis. Agrégée de Lettres classiques, elle y enseigne grec et latin : "Éducation-Agrégation-Intégration". Les clés de la réussite elle les partage avec Madjid son frère ingénieur et Nassim chirurgien. Ils les doivent à leur père qui les a tenus protégés des quartiers d'immigrés. Pourtant Jaouad, le cadet, a été frappé à mort par des "Français" de l'immeuble. "Accident" a conclu la police. Mais la mère ne l'a pas supporté et est retournée en Algérie. Depuis vingt-deux ans elle renie ses aînés, devenus à ses yeux "des putains de la France". Le père est resté, pour eux. Et soudain, après trente ans à Saint-Denis, il vient de "se rapatrier" sans explication ; il confie sa maison à sa fille. Souhad délaisse alors Bruno, son compagnon depuis dix ans, pour s'isoler dans la maison et gamberger, sans se laver ni se nourrir... Au parc, elle remarque trois vieux immigrés arabes, trois doubles de son père. C'est au supermarché qu'a lieu leur rencontre. Souhad invite Malek, Hachimi et Mustapha dans la maison du père. Idriss aussi, le grand Noir vigile. Couscous, Sidi Brahim : Souhad les materne puis dans l'ivresse festive de la nuit son désir affleure et elle convainc les quatre hommes de l'accompagner jusqu'en Algérie. Commence alors, à bord d'une camionnette volée, l'étrange périple de ce "club des cinq" selon les lieux de mémoire des trois vieux arabes. Aucun ne gagnera Marseille où Idriss dépose Souhad. Bruno lui a téléphoné : son père vient de mourir. Reste sa mère, là-bas...


Elle qui s'est opposée adolescente à ce père trop silencieux et trop soumis à la France perd ses repères et angoisse après son inexplicable départ. Qui est-elle ? "Je suis ce que mon père a voulu". Il l'a poussée ainsi que ses frères à "être autre chose que lui" en occultant ses origines arabes. Souhad se sent écartelée dans sa solitude introspective, entre ses deux cultures. Commence alors sa métamorphose en immigrée et s'impose le nécessaire retour en Algérie. Si Saint-Denis représente bien "le bout du monde" pour ses compagnons, l'ultime échouage où les a menés la vie, pour Souhad c'est tout ce qu'elle connaît de la France, c'est le point de départ du chemin inverse. Cette jeune agrégée qui voulait tirer ses élèves de leur précarité culturelle sans rien savoir de leur vie connaît une véritable initiation sociale. De ville en ville elle découvre le drame des immigrés, tout de misère, de solitude et de mépris. Avec les quatre hommes, Souhad l'intellectuelle apprend à lâcher prise : "Elle est contaminée. Par leur manière de penser, de vivre, de se laisser ballotter, par leur si-c'est-possible-c'est-bien-sinon-tant pis"; mentalement, elle se rapproche du père.

Le réalisme cru du récit jette au visage du lecteur l'indignité de la condition de tout immigré d'où qu'il vienne et quelle que soit sa situation. L'écriture maîtrisée, l'originalité de l'errance inversée signalent ce roman. Ses qualités méritent une lecture attentive.
 
Critique rédigée par Kate

Samuel ZAOUI
Saint-Denis bout du monde

Éditions de l'Aube, 2008, 268 pages.

 
Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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