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Au pays du Timonier, ouvert sur le golfe de Guinée, quelques personnages venus de leur village sont confrontés à des situations embarrassantes qu'ils ont choisies pourtant. Et pour eux tous, l'histoire débouche tragiquement sur la mort, en passant ou pas par la case folie. Voici juste quelques repères simples dans ces événements compliqués.

 

✹ Il y a Mom Dioum qui a étudié jusqu'en maîtrise de sciences économiques, est devenue une beauté servant de mirage entre les mains du gourou du Président, s'est échappée après avoir assisté à un meurtre, — on ne le saura que plus tard —  et est revenue sans un sou au village. Pour devenir une autre et se soustraire aux possibles recherches, elle a décidé de se faire tatouer les lèvres. La douleur est trop grande, elle échappe à la Tatoueuse, mais elle est irrémédiablement défigurée, et après une errance tantôt onirique tantôt fantastique, finit par créer du scandale dans un quartier populaire ; elle est internée et trouve l'amour et la mort à l'hôpital psychiatrique.

 

 Il y a Fatou Ngouye, son amie, qui part à sa recherche jusqu'à la capitale, en compagnie de Yoro, cousin de la fille disparue. La ville ne leur porte pas chance. Accusés de vol, Fatou et Yoro se retrouvent en prison. Le commissaire abuse sexuellement de la jeune fille. Plus tard celle-ci est recueillie par un prêtre qui lui fait un enfant et l'expédie dans un autre quartier. Elle y croise Yoro devenu l'amant d'un homme important ; il ne la reconnaît pas et, troublée, elle ne lui parle pas. Une nouvelle errance la porte au marché où on l'accuse de vol et elle y est brûlée vive par une foule en délire.

 

 Et puis Yam. D'abord issu du rêve d'une des filles, il devient un personnage réel. Il est témoin, dans la forêt proche d'un village du Vassari de la préparation de la Fête des Morts. Des hommes sont venus, ont revêtus les masques, drogué des enfants, les ont décapités. Yam est horrifié et il se révolte. Le lendemain, lorsque se déroule la Fête des Morts, il veut intervenir pour dénoncer les criminels. Les villageois le menacent. Il est sauvé par un missionnaire qui le dépose à l'hôpital psychiatrique où il découvre… Mom Dioum.

 

La radio joue un rôle clé dans cette histoire de folie et de mort. Tel un griot elle égrène les nouvelles du pays et du monde aussi. Comment le Timonier a décidé d'éliminer les fous. Comment il gouverne en tyran corrompu un pays entouré de conflits sur tout le Continent. L'auteur fait brièvement allusion aux drames du Rwanda, de Sierra Leone, d'Angola, quelquefois aux scandales du "mal-développement". Ainsi le temps présent voisine-t-il avec les traditions ancestrales : la Tatoueuse, la Fête des Morts, ainsi que le Devin qui apparaît après le supplice de Fatou sur la place du marché :

« Ohé ! Silence, un sage est arrivé. C'est le « bokonon », le devin.
Il va nous dire ce qu'il a trouvé avec le « fâ », l'art divinatoire.
Le sage en question, un vieux d'un âge certain s'assit en tailleur par terre. Il jeta son joujou et se concentra un peu. Il sortit de sa poche une petite bouteille contenant un alcool blanc. Il en but une bonne gorgée, en versa un peu par terre et recommença son manège. Cette fois-ci quand il jeta son joujou, il écarquilla les yeux et leva la tête au ciel et prophétisa:

— Quittez ce marché, le plus vite possible. Un malheur va s'y abattre et quiconque passera par ici recevra la foudre. A mille lieues tout autour. Ceux qui ont accusé la jeune femme qui a péri ici, attraperont la maladie qui ne guérit jamais, la maladie qui les tuera et partout où ils passeront ils seront la risée des chiens et des cochons.
Il est inutile de faire quoi que ce soit. Les dés sont déjà jetés.
Rentrez chez vous et priez.
Fermez toutes les issues de votre maison.
Dînez tôt. Enfermez-vous et ne sortez sous aucun prétexte.
La divinité Oro sortira exceptionnellement cette nuit.
Il tue tout ce qu'il rencontre sur son passage comme vous le savez.
Que personne ne le brave Vous avez compris?
Oubliez ce marché. Il n'existe plus.

Le vieux se leva, but encore une bonne gorgée de son alcool blanc, rangea son joujou dans une des poches de son «danchild », tenue ample du golfe de Guinée, d'origine yorouba, et retourna dans ses mystères sans se retourner.

Un silence terrifiant saisit les quelques personnes qui étaient restées là et tout d'un coup, elles se dispersèrent en prenant leurs jambes à leur cou. Cette nuit, ce fut terrible. Un immense feu consuma tout ce qui restait du marché. Seule la statue surréaliste demeura pour l'éternité.»

 

On peut lire ce roman comme une réussite où se rejoignent le talent de conteuse de Ken Bugul et une allégorie des malheurs de l'Afrique, pas très loin des analyses de Stephen Smith dans "Négrologie". L'écriture de Ken Bugul peut surprendre. Elle affectionne les paragraphes courts et rythme son texte par des litanies qui font penser au choeur de la tragédie grecque, sinon aux paroles des griots.

 

• Ken BUGUL : La Folie et la Mort. Présence Africaine, 2000, 238 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE AFRICAINE
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