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Parce qu'il a apprécié son essai « 80 % au bac… et après », Younes Amrani, un jeune de cité de 28 ans, entame avec le sociologue Stéphane Beaud, en décembre 2002, un an de correspondance électronique. Cet échange enrichit le terrain du chercheur mais surtout permet à ce jeune de mener son auto-analyse. Si cette expérience ne peut guérir ses souffrances intérieures, du moins lui permet-elle d'en prendre pleinement conscience, de les distancer en les exprimant par écrit. Sa révolte et son mal être transparaissent dans son vocabulaire et ses tournures marquées d'oralité. La grande spontanéité, la sincérité de ces propos en font un document précieux, révélateur du malaise des jeunes de cité. Il faut lire cet ouvrage pour les comprendre et non les juger a priori.

 


Né en France, génération 1980, Younes est fils d'un ouvrier marocain immigré et l'avant-dernier d'une fratrie de six enfants. Il a grandi en HLM dans la région lyonnaise et connu les mêmes galères que tous ces jeunes "d'origine étrangère" comme on disait alors : galères scolaire, familiale et sociale toujours indissociables. Par manque de communication avec ses parents et ses aînés, il s'est réfugié tout petit dans les livres : ils furent sa planche de salut, sa chance d'intégrer un lycée général. Mais son entrée en Seconde coïncide avec le licenciement de son père et la "faute" d'une sœur aînée tombée enceinte avant son mariage. Abattus par la honte du chômage, déshonorés par leur fille, les parents rentrent au pays avec leur dernier fils. Resté seul en France avec ses frères aînés, Younes s'est senti déstabilisé. Livré à lui-même, il s'est laissé happer par la "culture de la rue". Après une 1ère S et une Terminale D, c'est l'échec au baccalauréat. Puis le service militaire, l'alcool et le shit. Mais Younes s'en sort : grâce à sa volonté — et alors que ses "potes" de la cité sont en "Bac Pro", il décroche son Bac L en candidat libre à 23 ans : chapeau bas pour la force de résilience de ce jeune homme qui tente un DEUG d'Histoire qu'il n'obtiendra pas. Lorsqu'il écrit à Stéphane Beaud il est emploi jeune dans une bibliothèque de sa ville, marié et père d'un petit garçon.

 


La lecture et "la rage" ont mené Younes jusque là ; mais les déchirures intérieures frôlant la schizophrénie, l'ont "cassé" malgré tout. Ce qui frappe dans ses courriels, c'est sa capacité de prise de recul et d'analyse, sa clairvoyance lucide sur son histoire, mais aussi son pessimisme profond. Tout y est : le quartier, la délinquance, les filles, les tentations de la religion, seule pourvoyeuse d'espérance. Surtout, s'il a vécu reclus dans son quartier, dans l'entre-soi protecteur de la "bande de mecs", c'est pour avoir subi tout enfant les humiliations racistes et avoir compris très jeune — parfois même dans les propos de ses "profs" — la discrimination entre "eux", jeunes de banlieue, et "les Français". On peut comprendre sa causticité agressive, née de sa position sans cesse en porte-à-faux et de sa paranoïa. Héritier du traumatisme migratoire de ses parents — qui ont accepté leur réclusion comme un destin — souvent victime de l'absence de reconnaissance du milieu scolaire, Younes adhère au projet du sociologue de publier leur année de correspondance.

 


Car en écrivant à Stéphane Beaud, Younes Amrani cherche à interpeller la France qui a peur des banlieues, à abattre les préjugés entretenus par les media ; interpeller la France, ce « Pays de malheur ! » qui refuse de s'accepter multiculturel et assimile une minorité de jeunes exaltés à la majorité de ses enfants des cités qui demandent seulement à être pris au sérieux et à trouver leur place dans cette société française dont ils font partie. Ceux-là ne sont pas la "racaille", ce terme terrible que Marguerite Yourcenar dénonçait déjà en 1970 dans "Les fleurs de l'Algérien".

 


Younes Amrani témoigne "pour être utile", pour  « modestement éclairer les gens sur les conditions de vie, des états d’esprit que personne ne soupçonne…» Il devient le porte-parole de tous ces jeunes "issus de la diversité" — hypocrite périphrase du discours politique actuel —, qui n’ont que faire de la pitié charitable et asservissante des associations et autres "bonnes œuvres". Ils attendent seulement de la considération. «L'immigration a créé du désespoir, de la misère, des êtres creux, vides de tout…» Les "bleus à l'âme" de Younes en portent témoignage.

 

• Younes AMRANI et Stéphane BEAUD
Pays de malheur !
Un jeune de cité écrit à un sociologue
La Découverte, 256 pages, 2004

 

Lu et critiqué par Kate

 

 

Tag(s) : #SCIENCES SOCIALES
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