L'histoire qui se déroule, comme l'histoire qui s'écrit, est faite de passions plus que de raison. Dans la Cuba des Castro, c'est une évidence et pendant longtemps on a publié en France les textes des idolâtres de Fidel.
Bilan averti et lucide d'un demi-siècle de castrisme, le livre de Pierre Rigoulot n'appartient pas à cette hagiographie. Alors si vous avez un faible pour les barbudos, Fidel ou le Che, passez votre chemin : cet ouvrage ne concourt pas à la mythologie révolutionnaire. L'auteur, en historien du XXe siècle et du communisme, étudie successivement la dictature castriste de l'intérieur, la politique étrangère de Fidel, et l'attitude des Français à leur égard. Je reprendrai à grands traits le contenu extrêmement dense et documenté de cet essai avant d'en rechercher les mérites et les limites.
Un caudillo super-menteur
Le « Lider Maximo » a toujours menti. Il a exagérément présenté le régime de Batista son caudillo de prédécesseur comme une abominable dictature, et le pays comme une île sous-développée, colonisée par la mafia et devenue le bordel des Yankees. Et avant comme après l'installation au pouvoir à La Havane, il a menti en promettant non le communisme mais la démocratie, l'état de droit, les réformes économiques et le progrès social. Au lieu de cela, il a recouru aux exécutions capitales dès 1959 pour liquider ses adversaires, créé un parti unique, organisé un régime policier, placé les intellectuels en prison, – 300 aujourd'hui ? – traqué les homosexuels (comme l'écrivain Reinaldo Arenas), confisqué les entreprises privées des étrangers et des Cubains, collectivisé et ruiné l'économie insulaire, fait fuir plus d'un million de ses compatriotes, principalement vers la Floride. La presse d'opposition disparut. Les dernières arrestations massives d'opposants en 2003 concernaient les journalistes indépendants. Heberto Padilla une fois emprisonné on publia sous sa signature maintes autocritiques sordides.
Un barbu bavard et boutefeu
Fidel est bien sûr célèbre pour sa barbe de rebelle et ses discours d'une longueur extravagante. Furieusement anti-américain, le régime de Castro a cherché toutes les occasions pour combattre "l'impérialisme". Dès 1959-60 il tenta d'exporter la guérilla en Amérique latine et y soutint Tupamaros et Montoneros… Il tenta aussi de s'immiscer dans les troubles de la décolonisation en Afrique, mais les aventures de Guevara restant sans succès, il fut rappelé par Fidel en 1965 et expédié en Bolivie où il fut tué en 1967. Avant même l'affaire de la Baie des Cochons (1961) Castro qui s'était proclamé anticommuniste demanda des armes à Moscou. Les livraisons soviétiques de missiles à têtes nucléaires provoquèrent la fameuse crise de 1962 entre Kennedy et Khrouchtchev : on a su plus tard que Fidel Castro cherchait à entraîner l'URSS dans le conflit. La crise se termina par l'appartenance claire et nette de Cuba au bloc socialiste.
Furieux contre Kennedy, qui avait autorisé l'expédition des "contras" en 1961 et adroitement négocié avec Khrouchtchev en 1962, Fidel Castro a probablement fait assassiner J.F. Kennedy l'année suivante ; le chef des services cubains était venu à Dallas et Lee Oswald, l'assassin arrêté, devait se réfugier à Cuba. Ensuite, Lyndon Johnson aurait renoncé à donner une correction aux Cubains pour ne pas retomber dans le risque de guerre avec l'URSS. [Si cela est exact, j'aurais aimé plus de précisions. Mais il est certain qu'il faut toujours considérer à qui profite le crime…] Et Washington maintint des sanctions économiques contre l'île…Et Castro s'inventa une nouvelle tribune anti-américaine : la Tricontinentale réunie à La Havane en 1967 puis 1979.
Les apparatchiki du Kremlin et les barbudos cubains ayant des références et des styles quelque peu différents, l'appartenance au bloc de l'Est ne fut pas toujours sans nuage. Souvent Moscou pressait Castro de renoncer aux actions de guérilla et de soutenir les réformistes (comme le chilien Allende). L'armée cubaine se fit mercenaire en Afrique pour soutenir les communistes angolais, soutenir la Somalie pro-soviétique, puis l'attaquer. En effet, la révolution en Ethiopie porta au pouvoir Menguistu, que Moscou choisit contre le somalien Barré. L'armée cubaine, composée de soldats noirs, équipée par les Soviétiques, montra son savoir-faire sur le terrain : les généraux cubains devenaient populaires. En 1989, Fidel et Raul Castro se débarrassèrent d'eux (La Guardia, Ochoa) dans un procès truqué qui en faisait des traîtres, des corrompus et des trafiquants de drogue.
Trompés, complices et idiots utiles
Pierre Rigoulot démontre que Castro et son système ont bénéficié d'un extraordinaire appui des Français au contraire des autres Occidentaux. Rêvant de révolution romantique, puisqu'ils mourraient d'ennui – dixit Viansson-Ponté – beaucoup de Français des sixties s'entichèrent des barbudos. Mais Fidel ne dit pas un mot favorable aux étudiants en barricades de mai 68 (non plus qu'aux étudiants mexicains massacrés en juillet suivant) : si Castro cultive le thème de la jeunesse rebelle, c'est à condition qu'elle s'en prenne aux cibles désignées par La Havane.
Non, Castro préférait inviter des personnalités et des journalistes qui rentreraient à Paris pontifier à sa gloire : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre furent parmi les premières célébrités séduites. Dans la presse française, le Monde Diplomatique de Claude Julien puis Ignacio Ramonet eut constamment un jugement bienveillant pour La Havane. Du côté des "économistes", Charles Bettelheim et René Dumont y trouvèrent leur bonheur. L'auteur nous donne maints autres exemples de défenseurs sincères ou aveuglés, de rêveurs complices – voire d'idiots utiles ainsi que disait Lénine.
Amour et désamour
Comme dans le cas de l'URSS, les échecs et les erreurs du régime avaient été connus sans tarder ; mais certains événements de politique étrangère – surtout ? – auraient amené les supporters à abandonner leur idole et son paradis tropical :
• 1968, Castro approuve l'invasion de la Tchécoslovaquie ;
• 1979, Castro approuve l'invasion de l'Afghanistan ;
• 1987-89, Castro désapprouve la politique de Gorbatchev – qui réduisit l'aide soviétique.
À dire vrai, Rigoulot énumère les reproches adressés au régime castriste au nom des droits de l'homme. Ainsi, passé disons 1975, les Français soucieux des libertés savaient à quoi s'en tenir sur le régime de Castro. Puis les ONG comme Amnesty International ou Reporters sans Frontières ont achevé de casser le mythe. Enfin, on saura gré à François Mitterrand d'avoir fait libérer le poète Armando Valadares à l'occasion de la première visite de Castro à Paris.
• Cet essai très documenté, presque encyclopédique, donne la priorité non pas à la biographie de Guevara et des frères Castro, mais aux questions politiques. Néanmoins, j'aurais aimé y lire une description plus précise des institutions cubaines et de l'évolution de ces rouages (avec par exemple un index des personnalités cubaines). Par contre, le livre est irremplaçable en ce qui concerne les prises de position "castrophiles" des intellectuels et journalistes français depuis 1959. Il semble que la France ait été frappée par cette "maladie tropicale" plus qu'aucun autre pays européen, sans doute parce qu'on n'y a jamais vécu bien longtemps sous une dictature et que l'anti-américanisme y est une seconde nature.
• Pierre RIGOULOT
Coucher de soleil sur La Havane. La Cuba de Castro 1959-2007
Flammarion, 2007, 520 pages.
Humour dissident :
— Sais-tu pourquoi Cuba est le plus grand pays du monde ?
— Ce pays a son gouvernement à Moscou, son armée en Afrique et sa population active en Floride…