Ces deux essais éclairent sur la nécessité d'adapter les méthodes de soin psychique aux populations migrantes. Thérapie initiée aux États-Unis par Margaret Mead dans les années 1930, répandue en Europe bien avant que Devereux ne la développe en France vers 1970, l'ethnopsychanalyse associe l'anthropologie à la psychanalyse classique pour prendre en charge les émigrés du Maghreb, de l'Afrique Noire et des Antilles. Pratiquée surtout à l'hôpital Avicenne à Bobigny – où travaille toujours Marie Rose Moro – cette démarche thérapeutique interpelle.
L'anthropologie montre qu'il n'existe pas d'homme universel ni d'homme sans culture ni langue. Même si l'universalité de l'être humain reste indiscutable, le fonctionnement psychique, lui, n'est pas universel car c'est le contexte culturel d'origine qui le construit : à travers les modes de vie, et la parole, l'enfant intériorise des espères, des croyances, et un représentation du monde extérieur. L'ensemble constitue l'ancrage fondamental de son développement ultérieur. Survient l'émigration : exil, immersion brutale dans la culture occidentale : elle induit le “traumatisme migratoire” de Nathan, l'agression psychique génératrice de troubles plus ou moins graves pour un couple migrant. Marie Rose Moro aide à concevoir l'extrême isolement d'une mère africaine recluse dans la précarité et la promiscuité d'un exigu logement de banlieue parisienne, devant mettre au monde ses bébés sans le soutien des femmes de sa famille et confrontée à l'incompréhension fréquente du personnel médico-social. Même si le père trouve un emploi, la méconnaissance du français le marginalise. C'est à leurs enfants, migrants de la 2ème génération, que Marie Rose Moro se consacre.
Nés en France, cette situation transculturelle perturbe leur structuration cognitive, logique et psychique. Ils sont confrontés très jeunes à une grave problématique identitaire, conséquence de leur métissage, à leur écartèlement entre la culture familiale – le dedans – et celle de la société d'accueil – le dehors. Ainsi s'expliquent l'autisme des plus petits, l'échec scolaire dès le primaire, les comportements délinquants, voire le repli identitaire dans l'Islam pour les adolescents.
Certes tous les enfants de migrants ne sont pas également vulnérables : certains parviennent à entrer en résilience et à dépasser ce “risque transculturel”, s'ils ont la chance de rencontrer un “initiateur”: souvent un instituteur ou une voisine. Toutefois la majorité d'entre eux en souffre gravement, d'autant plus qu'ils héritent du traumatisme vécu par leurs parents. N'étant souvent plus bilingues, ils ne partagent plus leurs représentations culturelles ; ils les pensent dans un monde différent et en ont souvent honte car ils vivent une inversion des générations : maîtrisant passablement le français – assez pour servir de traducteurs – ils deviennent les parents de leurs parents. Et leur propre difficulté identitaire induit souvent la rupture affective avec père et mère.
On adresse ces enfants à un psychanalyste qui peut rarement les aider, selon Marie Rose Moro, à assumer leur double appartenance. On les inscrit à l'école républicaine, la même pour tous, et les dysfonctionnements cognitifs et psychiques s'installent. Les deux auteurs ne mâchent pas leurs mots : le milieu médical comme le milieu éducatif sont des “machines d'abrasion” (Nathan). Psychanalystes et enseignants s'approprient ces enfants de migrants pour les transformer en citoyens sans prendre en compte leur altérité, leurs spécificité.
Tobie Nathan prouve pas de nombreux exemples qu'un psychanalyste occidental croit son savoir universel et décrète d'après ses seules certitudes scientifiques sans se soucier de l'enculturation particulière d'un patient migrant. La parole du divan reste inopérante car on ne pratique pas l'écoute psychanalytique de la même manière avec un Soninké, un Bambara ou un Peul. L'anthropologie seule le permet, en obligeant le thérapeute à se décentrer de ses démarches d'occidental. Tobie Nathan rappelle en outre que la relation duelle – un médecin seul avec un malade – n'est pas concevable pour ces populations. C'est pourquoi il a mis en œuvre à l'hôpital Avicenne les consultations groupales : un groupe composé du psychanalyste, d'un traducteur et d'un anthropologue rencontre pendant deux heures de consultation le groupe constitué du patient et des membres de sa famille. Ainsi les soignants peuvent-ils comprendre le récit culturel du malade et entrer dans sa logique.
Marie Rose Moro démontre que l'école ne joue pas son rôle auprès des enfants migrants ; comme Tobie Nathan, elle constate que leur intégration est impossible si l'émigration amène la famille à abandonner, à la maison, son contexte culturel et sa langue d'origine. Car ce n'est que s'il parle, et parfois écrit correctement celle-ci qu'il parlera et écrira bien le français. Il faut donc favoriser le bilinguisme en classe, en pratiquant le conte en bilingue par exemple. Les enseignants devraient tenter de réduire l'écart entre la maison et l'école, en y accueillant les familles. Marie Rose Moro souhaite que se multiplient les ateliers périscolaires où les parents immigrés viennent initier à l'arabe, au wolof, à la calligraphie ou à leurs traditions culinaires. Ces rencontres les valorisent en leur montrant que leur culture bénéficie du même statut que celle des maîtres et des élèves autochtones.
La France se prétend terre d'accueil. Or, comme le rappelle Tobie Nathan, la première règle de l'hospitalité c'est d'aller au-devant de l'étranger, de le reconnaître et le considérer et non de lui imposer nos règles et nos lois. Cet ethnopsychanalyste souligne, au passage, que nos “droits à la santé, droits de la femme, droit de l'enfant” constituent une “agression guerrière” : car ces droits ne font pas sens pour ces migrants. Marie Rose Moro à son tour renchérit : l'éducation nationale doit passer d'une égalité de principe à une égalité de fait des enfants de migrants; elle doit construire "des ponts entre les mondes".
Peut-on rêver d'une formation obligatoire des enseignants à l'ethnopédagogie ?