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Les récriminations semblent planétaires ! Dans ce tour du monde géopolitique, l'ancien directeur de l'IFRI prend le pouls des grands États et des aires culturelles et sent partout surgir et se renforcer les « émotions négatives » alors qu'à l'invasion de l'Ukraine s'ajoute un nouveau conflit au Moyen-Orient. « La guerre révèle et creuse […] le divorce émotionnel du monde ». Autrement dit, elle divise Européens et non-Européens, et au-delà contribue à un monde tripolaire.

 

Pour cet essai qui succède à sa Géopolitique des émotions publiée il y a quinze ans déjà, Dominique Moïsi a retenu une démarche doublement originale. D'une part la révélation des émotions particulières à travers le monde, et d'autre part la description d'un monde qui n'est pas multipolaire comme certains l'avaient imaginé, qui n'est pas non plus bipolaire comme au temps de la Guerre froide, quand, dans les coulisses, un Tiers-Monde constitué de pays subalternes tachait de se manifester, mais tripolaire. L'auteur montre en effet un monde découpé en trois vastes ensemble concurrents : un Sud global où l'Inde pourrait aspirer à un lointain leadership, un Orient global où la Chine se voit déjà hégémonique, et un Occidental global qui « n'est plus le centre du monde » et de plus éclaté entre Amérique, Europe, Asie et Océanie.

 

L'auscultation de chacun de ces pôles est précédée de l'analyse du conflit russo-ukrainien et de son contexte. Selon l'auteur, Poutine a manipulé l'histoire et s'est trompé en croyant liquider l'Ukraine, et désunir l'Union européenne. Prétendant que son pays a été traumatisé par la faute de l'Occident alors que la Russie « s'est humiliée toute seule » selon l'auteur, le nouveau tsar fait de sa guerre « une affaire de civilisation » avec « d'un côté les démocraties obsolètes ; de l'autre des autocraties viriles, modernes et efficaces ». Il a par réaction raffermi le sentiment national en Ukraine, poussé la Suède et la Finlande dans l'OTAN, et amené l'Union européenne à engager son réarmement après avoir longtemps cru aux dividendes de la paix.

 

Le Sud global, lointainement issu des « non-alignés » de Bandung (1954), regroupe des pays africains, asiatiques et latino-américains. Ce n'est pas un avatar du Tiers-Monde pauvre de naguère ; la Chine n'en est pas le phare, c'est l'Inde de Modi qui aspire à en devenir le leader, l'Inde dont la population et le taux de croissance économique ont maintenant dépassé celles de la Chine. Ce Sud global, largement constitué d'anciennes colonies ayant connu la malheureuse expérience de l'esclavage, est sous-représenté dans le système onusien créé en 1945 par les cinq puissances qui se sont adjugé le droit de veto au Conseil de Sécurité en tant que fondateurs et membres permanents. De là vient, pour le Sud global, son ressentiment. Ses élites reprochent à l'ordre international actuel d'être « incapable de prendre en compte leurs intérêts » et réclament justice. Ce Sud global se tourne désormais moins vers l'Occident que vers un nouvel Orient.

 

L'Orient global est, d'après l'auteur qui invente cette formulation, l'agrégation de pays autoritaires et totalitaires, la Russie, l'Iran, la Chine et la Corée du Nord — une addition de pays jugés menaçants en Occident. Il estime pourtant ces pays plus faibles qu'on ne le pense ordinairement et que leurs dirigeants les présentent. Cet Orient global concerne aussi les BRICS. Bien qu'inventé par un économiste de la banque Goldman Sachs, Jim O'Neill, le concept et acronyme de BRIC (2001, Brésil, Russie, Inde, Chine) puis BRICS (2009 avec l'admission de l'Afrique du Sud) élargi à de nouveaux pays en 2023 (Arabie saoudite, Émirats arabes, Iran, Éthiopie, Argentine) correspond à une sorte d'anti G-20 patronné par Pékin, et qui fonde sur une « nature civilisationnelle » son conflit avec l'Occident. On rejoint ici l'idée de « valeurs asiatiques » résistant aux valeurs des Lumières occidentales et contestant leur universalisme.

 

L'Occident global est supposé constituer le camp des satisfaits et on lui reproche son arrogance. C'est pourtant d'abord l'ensemble des pays qui partagent un idéal démocratique. Mais il connaît la peur du terrorisme, la montée du populisme et la crainte du déclin qui suscite bien des émotions. Dominique Moïsi dénonce la montée de l'illibéralisme — Trump, Orban, Nétanyahou — et se réjouit de la récente défaite électorale de ce courant en Pologne. Les démocraties doivent cesser de sous-estimer leur force et cesser de surestimer la force des régimes despotiques. « Et la vraie question est de savoir si elles le veulent vraiment » conclut D. Moïsi.

 

 

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Sud global, Orient global, Occident global : que valent ces formules ? Toutes sont contestables. Les deux premiers ensembles, objectera-t-on, ne sont pas parfaitement cohérents puisque l'Inde se retrouve dans les deux, sans compter que les BRICS sont parfaitement disparates et à cheval entre Sud et Orient. Quant au troisième élément il inclut un Japon qui reste traumatisé par les bombes atomiques américaines et aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande dont l'auteur ne dit mot. Dessiner de grands découpages, un peu arbitraires, reste une faiblesse conceptuelle de toute géopolitique faite à la louche ! Dans tous les cas, les inégalités sociales criantes suscitent des émotions populaires dont il n'est pas véritablement question dans cet essai. En émerge seulement la remarque que les migrants du Sud rêvent d'Europe et d'Amérique, pas de Chine ni de Russie.

 

Petit-fils d'un juif d'Odessa et fils d'un survivant de la Shoah, Dominique Moïsi a recueilli les émotions à travers le monde. Mais les émotions de qui ? Ce sont des ministres, des milliardaires, des universitaires prestigieux qui sont les interlocuteurs dont il reprend des propos lourds d'émotions. Il ne s'agit pas de l'opinion du Chinois de la rue ou du Français de la rue, ni de « la rue arabe » dont il souligne l'ignorance volontaire chez tel dirigeant du Qatar jugé exemplaire de cette attitude. Ainsi ces émotions sont d'abord des productions des élites, aux fins de conversations exclusives comme de propagande officielle, et c'est ce point qui me paraît la faiblesse de cet essai, par ailleurs plein de mesure et de finesse.

 

 

Dominique Moïsi : Le Triomphe des émotions. La géopolitique entre peur, colère et espoir. Traduit de l'anglais par François Boisivon. Robert Laffont, 2024, 233 pages.

 

 

 

Tag(s) : #ESSAIS, #GEOPOLITIQUE
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