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L'attribution du Prix Nobel en 1981, « pour ses écrits marqués par l'ampleur de sa vision, la richesse de ses idées et la puissance artistique » célèbre un auteur pleinement européen par son itinéraire. Néanmoins Elias Canetti (1905-1994) est une figure littéraire difficile à cerner d'abord en raison justement de sa biographie.

 

Les Canetti sont une famille sépharade dont le patronyme dérive du village de Cañete en Castille après l'émigration en Italie des ancêtres chassés d'Espagne en 1492. Né dans une Bulgarie à peine sortie de l'empire ottoman, Elias Canetti suit sa famille émigrée en Angleterre en 1911, puis il suit sa mère en Suisse et en Autriche jusqu'en 1916. Il apprend l'allemand qui restera sa langue d'écriture et passe son Abitur à Francfort. Après des études de chimie couronnées d'un doctorat en 1929 il rejoint des cercles littéraires austro-allemands, dont celui d'Alma Mahler. De là vient son intérêt pour Kafka, pour Hermann Broch, Karl Kraus, ou encore Brecht… Il commence à publier avec notamment en 1933 une pièce de théâtre, Komodie der Eitelkeit, (La Comédie des vanités) qui évoque l'autodafé de livres que les nazis arrivés au pouvoir ont sinistrement organisé.

 

Après son mariage, en1934, avec Véza Taubner-Calderon qui écrit également, Elias Canetti achève ce gros roman commencé en 1931 et qui passera inaperçu en 1935, à sa publication à Vienne par Herbert Reichner sous le titre Die Blendung (en français : Cécité). Il est publié en français en 1949 chez Arthaud sous le titre La Tour de Babel — ce qui reprend le titre de l'édition américaine de Knopf en 1947 — et soutenu par Raymond Queneau il obtient le prix du meilleur livre étranger, puis est retraduit et publié par Gallimard en 1968 sous le titre Auto-da-fe et enfin repris dans la collection L’Imaginaire en 1991.

 

Suite à l'Anschluß, les Canetti quittent Vienne pour Paris et Londres en 1938. L'auteur devient citoyen britannique en 1952. Son livre le plus célèbre, son Grand Œuvre, l'essai d'anthropologie sociologique Masse et Puissance paraît en 1960 et reçoit un écho international, dans un siècle marqué par les révolutions, le nazisme, le stalinisme, bref l'endoctrinement collectif. Mais il n'a guère de succès en France quand Pierre Nora le publie en 1966 dans sa collection Bibliothèque des Sciences Humaines de Gallimard au coté de Les Mots et les Choses de Michel Foucault. Il se retrouve pourtant dans la collection Tel en 1986. Une majorité des livres d'Elias Canetti, essais, pièces de théâtre et récits autobiographiques, sont édités chez Albin Michel.

 

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L'incipit de Masse et Puissance : « Il n'est rien que l'homme redoute davantage que le contact de l'inconnu... » semble pleinement s'appliquer au personnage principal d'Auto-da-fe, le professeur Peter Kien, sinologue réputé, domicilié à Vienne au 24 rue Erhlich. En effet, Kien n'a rien d'un être social ; il n'est guère sociable non plus, vivant au milieu de ses 25 000 livres dans un appartement à peu près nu par ailleurs. Totalement introverti, il écrit des articles érudits mais ne se rend pas aux colloques de spécialistes ; il n'enseigne pas non plus, bien que son concierge le gros Benedikt Pfaff l'appelle Professeur. Il n'écrit plus depuis des années à son frère Georges établi à Paris.

 

L'isolement d'un chercheur érudit et coupé de la vie réelle c'est ce sur quoi s'ouvre la première partie du roman (Une tête sans le monde). Et très vite le lecteur perçoit l'étrangeté du personnage. Kien refuse le contact avec un gamin qui aime les livres, surtout il emploie une domestique nommée Thérèse — moche, grosse et mal habillée — mais qui va pourtant prendre l'ascendant sur lui. Se croyant convaincu par Confucius, Kien l'épouse pour son malheur. Aussitôt mariée (rien qu'un acte civil), Thérèse, privée de relation sexuelle, et par contrat privée de parole à table, montre son appât du gain et veut vivre en vraie maîtresse de maison petite-bourgeoise, avec beaucoup de gros meubles, ce qui ne plait pas à Peter Kien. Les meubles de Thérèse, achetés chez le séduisant Herr Puda (déformation de Bouddha par l’illettrée qu'elle est) chassent l'érudit hors de chez lui. D'ailleurs il est battu par sa femme qui cherche un testament avantageux en sa faveur. Il ne sauve que son carnet de chèques et les livres qui sont dans sa tête.

 

La deuxième partie (Un monde sans tête) suit Kien parti de chez lui et tombant sous la coupe d'un nain retors et voleur, le pittoresque Fischerle, qui lui escroque une grande partie de sa fortune convertie en espèces depuis qu'il a quitté le domicile conjugal. Kien est alors accusé par Thérèse d'avoir tué une épouse précédente, mais au commissariat c'est de la mort de Thérèse qu'il s'accuse ! D'autre part, sa folie s'amplifiant, il se mêle de racheter les livres que l'on porte au Mont-de-piété local, le Theresianum. C'est une vaste escroquerie ourdie par Fischerle qui toutefois, avant d'être assassiné dans un bordel, télégraphie à Georges Kien à Paris « Je suis complètement maboul. Signé : ton frère ». Fischerle s'apprête à émigrer avec l'argent dérobé au sinologue, il rêve de devenir un champion d'échecs en Amérique.

 

La troisième partie (Un monde dans la tête) montre l'état abject de dépendance dans lequel le concierge a placé le sinologue pour vivre avec Thérèse et s'enrichir en confiant ses livres au Mont-de-piété. L'arrivée de Georges Kien délivre le pauvre sinologue et écarte de lui Thérèse et Pfaff. En rupture avec cet épisode, l'ultime chapitre XXX est interprété par certains comme le suicide de Peter Kien dans l'autodafé de sa bibliothèque. Cela pourrait être un contre-sens : après le départ du frère qui l'a sauvé, en lui faisant exprimer ses projets de recherches dans sa bibliothèque reconstituée, le sinologue dont la folie n'est pas effacée par miracle retombe dans un épouvantable délire cauchemardesque et s'imagine vivre l'incendie des livres au Theresianum puis chez lui alors que la police vient l'arrêter et veut enfoncer sa porte ; mais divers indices soulignent bien la dimension purement onirique du dernier chapitre.

 

Le thème de l'incendie, de la destruction des livres par le feu, est un fil conducteur tôt apparu et qui voit son apothéose dans le dernier chapitre. Mais rien dans le roman ne vient évoquer les autodafés déjà pratiqués par les nazis en 1933, même si Benedikt Pfaff avec son allure grossière et inculte, avec sa violence viscérale, a tout pour figurer un SA de base. Quoi qu'il en soit c'est un sombre présage des dégâts du fascisme allemand et le titre français s'en trouve légitimé. Plus choquant, le thème de la misogynie doit absolument être souligné comme une base du personnage du sinologue qui n'hésite pas à justifier sa conviction antiféministe par des références littéraires remontant à l'Antiquité. La bêtise de cette misogynie insistante devrait amener les féministes d'aujourd'hui à brûler le livre de Canetti ! Que mon libraire me pardonne...

 

Mais je trouve un défaut pire encore dans ce roman : le crime contre l'écriture romanesque. Les 600 pages du roman (heureusement unique de Canetti) sont bien trop nombreuses. Un romancier, une autrice, qui seraient passés par un cours d'écriture aurait pu faire un excellent bouquin de 300 pages en supprimant le verbiage assommant et en simplifiant bien des chapitres alourdis de charabia. Aussi j'espère que mon compte-rendu évitera à bien des passionné.es de littérature de perdre leur précieux temps et de songer à d'autres titres de leur PAL.

 

En revanche, le livre permettra aux plus patients — sinon aux masochistes — de méditer sur nombre de sujets qu'on peut regrouper sous l'expression de « malaise dans la civilisation », ainsi l'échec de l'homme éclairé des Lumières.

 

 

Elias Canetti : Auto-da-fe. [Die Blendung, 1935].  Traduit de l'allemand par Paula Arhex. Gallimard, Du monde entier, 1968 et L'Imaginaire. 1991, 615 pages.

 

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ALLEMANDE
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