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Comment célébrer ici le centenaire de la publication originale d'Ulysse à Paris le 2 février 1922 à l'initiative de Sylvia Beach et de sa librairie Shakespeare and C° autrement que par quelques notes de lecture ? Jamais la lecture d'un roman n'est autant une aventure et la richesse du texte incite à y revenir pour découvrir de nouvelles perspectives, tel un livre sans fin.

 

Un jour de juin à Dublin

 

James Joyce a commencé son roman à Trieste en 1914 et l'a achevé à Paris en 1921. Il a transposé l'Odyssée d'Homère en dix-huit chapitres dans l'Irlande de 1904, avec comme principal héros, à la place de l'Ulysse grec, un petit employé dublinois d'origine juive, Leopold Bloom, en quelque sorte un anti-héros à la place d'un des principaux héros de la littérature mondiale. Ce personnage central on le suit toute une journée, le jeudi 16 juin 1904 — ce qui fonde l'origine du Bloomsday célébré de nos jours dans la capitale irlandaise.

 

De même qu'Ulysse erre en Méditerranée, Bloom parcourt Dublin en tous sens, sur les quais de la Liffey et dans divers quartiers pour ses affaires et pour son plaisir ce qui le conduit à rencontrer et croiser des dizaines de personnages de différents milieux et parfois un peu bizarres. Lors de ces déplacements à pied ou en fiacre, la capitale de l'Irlande devient ainsi un personnage de roman. Joyce cite tant et tant de noms de rues de Dublin que le lecteur peut suivre les déplacements de Bloom durant ce 16 juin, notamment la matinée durant laquelle il se rend, en compagnie d'amis et de journalistes, aux obsèques de Patrick Dignam (§ Hadès) et c'est encore mieux à l'aide d'un plan ou de Google map.

 

Un trio : Bloom, Dedalus, Molly

 

Leopold Bloom, la quarantaine, est sensé apporter des annonces payantes au journal L'Homme Libre ; il ne gagne pas très bien sa vie, joue aux courses et gaspille son temps ; sa séduisante épouse Molly Bloom, trente-deux ans, chanteuse notamment au Théâtre de la Gaité, ne cache pas la déception que lui cause son mari (§ Pénélope) mais elle se rattrape avec ses amants. Bloom en fait le compte sur le chemin du retour (§ Ithaque). La liste est longue ; elle comprend des notables, des artistes, comédiens et musiciens, y compris Simon Dedalus, le père de ce Stephen avec qui Bloom passe une partie de la soirée et de la nuit. Hanté par les questions sexuelles, Bloom s'était rendu au musée pour vérifier si les statues des déesses grecques ont des orifices naturels (§ Les Lestrygons) et sur la plage il se sentit plein de désir en voyant poser la jeune Gertie (§ Nausicaa).

 

C'est dès l'incipit (§ Télémaque) qu'on fait connaissance avec Stephen Dedalus quand il rejoint son ami étudiant Malachie “Buck” Milligan en train de se raser sur la terrasse d'une tour Martello qu'ils louent à plusieurs, logement que Stephen a décidé de quitter, sans pour autant retourner loger chez son père Simon dont il est l'aîné. Après de brillantes études, Stephen, 22 ans, enseigne dans un collège privé de la banlieue de Dublin (début du § Nestor) et aime discuter de poésie et d'Hamlet. Bloom fait preuve d'une certaine affection pour lui, quand sortant du quartier chaud (« nighttown») et du bordel de Bella Cohen (§ Circé) le jeune homme, très imbibé, se trouve pris et malmené dans une rixe de pochetrons. Bloom l'emmène se requinquer à l'Abri du marin (§ Eumée) puis chez lui (§ Ithaque) un peu comme si c'était son fils : ayant égaré ses clés, Bloom doit escalader la grille devant sa maison à deux heures du matin pour faire entrer Stephen dans la cuisine et lui préparer un chocolat au lait. Une façon de rentrer chez soi que Molly Bloom restée dans son lit à rêvasser trouve hautement ridicule.

 

Des thèmes provocateurs

 

Comme les dieux dans l'Odyssée, les questions religieuses interviennent dans pratiquement chaque épisode. Le rite de la messe est ironiquement détourné dès la première page du roman par un étudiant blasphémateur : Buck Mulligan se prépare à se raser en portant devant lui son bol à mousse comme un ciboire tout en psalmodiant « introibo ad altare Dei ».

 

Bloom n'est pas un Irlandais “de souche” ; son grand-père était un juif hongrois nommé Lipoti Virag — Virag signifiant fleur, son fils Rudolph changea de nom en émigrant ; il devint hôtelier à Ennis mais une fois veuf se suicida. Quant à Leopold, il n'est pas circoncis, il a été deux fois baptisé, une fois catholique, une fois protestant. Dès lors, Leopold Bloom est réputé tolérant, il s'intéresse au bouddhisme, et on le dit franc-maçon, mais ses piques — et celles d'autres personnages  — visent souvent l’Église catholique si présente en Irlande, les prêtres, parfois leur concupiscence. De quoi choquer l'Irlande bien pensante du début du siècle. Ses ancêtres juifs valent à Leopold Bloom d'être visé par bien des flèches antisémites. Dans son dos on le traite de cocu et plus encore de « youpin » — terme récurrent presque comme dans un pamphlet de Céline. Molly elle-même le souligne; il n'est pas assez irlandais. Pourtant on ne peut pas dire que le nationalisme irlandais lui soit étranger : Bloom s'affiche comme un partisan du Sinn Fein, un admirateur de Charles Parnell et des nationalistes.

 

Le sort de l'Irlande est amplement présent dans le roman ; il y a une multitude d'allusions à des conspirations anti-anglaises, à des événements historiques comme le débarquement des troupes françaises du général Humbert en 1798, à des figures du nationalisme irlandais — et c'est là que les notes des éditeurs ou les requêtes à Wikipédia sont bien utiles. Par ailleurs, Joyce ne tarit pas de critiques de la domination anglaise sur la pauvre Irlande ; on les glane au fil du texte...

Voici un extrait où l'on voit le sentiment anti-anglais s'ajouter à une prière anticatholique.

« La voilà votre marine anglaise pleine de gloire, dit le citoyen, avec ses airs de mettre le monde dans sa poche. Les types qui ne seront jamais esclaves, avec la seule chambre héréditaire qui existe sous la calotte des cieux et toutes leurs terres entre les mains d'une douzaine de gros cochons de la chasse à courre et de barons de la balle de coton...

« Ils croient au fouet, père tout-puissant, créateur de l'enfer sur la terre, et en Jacky Tar, fils d'une garcette, qui fut conçu d'un esprit vain, né de la verge marine, qui a souffert sous douze coups de sec son bifteck saignant, fut scarifié à bord, a été mis au lit, a fait un potin d'enfer, le troisième jour a pu regagner bâbord, a recommencé tout le bordel et est assis en mauvaise posture sur son derrière jusqu'à ce qu'il se remette à trimer en bon vivant de plus en plus mort. »

 

Tout cela ajouté à d'autres éléments ironiques ou critiques contre la religion catholique explique la longue interdiction de la parution d'Ulysse en Irlande (ainsi que plus tard du film qui en fut tiré) ; surtout la façon crue dont on y parle de sexe explique qu'Ulysse ait été censuré pour « indécence » aux USA jusqu'en 1933. De sexe en effet il est souvent question dans ce livre qui fit scandale. C'est que dans Ulysse, les relations amoureuses tiennent une grande place ainsi que la liberté sexuelle de Molly qui s'affiche comme femme adultère, sans oublier les diverses érections de Bloom. Si le passage de Bloom dans le quartier des maisons closes, chez Bella Cohen (§ Circé), donne lieu à bien des détails implicites et explicites, c'est la vie sexuelle de Molly qui tient le plus d'importance dans le domaine licencieux : c'est le sujet du chapitre final (§ Pénélope) où elle se souvient aussi de ses jeunes années à Gibraltar, sa ville natale et lieu d'éveil de sa sensualité. Mais on retient au moins autant cet épisode pour l'innovation dans l'écriture.

 

Un tournant dans l'écriture romanesque

 

Quelle écriture ! La manière varie d'ailleurs d'un chapitre à l'autre. L'épisode Circé prend sur une centaine de pages la forme théâtrale du dialogue et des didascalies et à lui seul “vaut le déplacement” en raison de son imagination débridée et du défilé carnavalesque des personnages. L'écriture peut devenir quasiment scientifique, académique ou soporifique, ou se mettre à déformer les mots, mots-valise ou mots estropiés. Ailleurs le récit fait place à une suite de questions-réponses qui fait penser au catéchisme à l'ancienne. A plusieurs reprises Joyce n'épargne pas au lecteur des montagnes d'énumérations, ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, la liste des héros protecteurs du clan (§ Les Cyclopes) où les noms irlandais voisinent sur une page avec le capitaine Nemo, Beethoven, Guillaume Tell aussi bien qu'Adam et Eve... Et surtout Joyce a inventé le flux de conscience ou flux de pensée ou monologue intérieur. L'écriture prend dans ce cas l'aspect d'un long monologue de dizaines de pages sans alinéa ni ponctuation. Le plus long exercice en est le rêve éveillé de Molly dans le dernier épisode du roman. Sans doute est-ce l'argument majeur de ceux qui jugent Ulysse illisible. Pourtant on ne peut que constater l'influence que ce procédé a eue, dans la littérature occidentale, jusqu'à des décennies plus tard, et avec plus ou moins de rigueur dans le procédé. Ulysse marque ainsi la véritable rupture avec le roman du XIXe siècle, qualifié de victorien Outre-manche ou de balzacien en France.

 

Quelle qu'en soit la réception, Ulysse est un roman fleuve et l'on s'y noie facilement ; dans les 700 pages en petits caractères dans l'édition du Livre de Poche de 1965, reprenant l'édition française de 1929 ; ou encore dans les 981 pages de l'édition Gallimard, collection blanche, de 2006, 38 €, 1 kg, nouvelle traduction coordonnée par Jacques Aubert, riche de notes ; ou dans les 1171 pages de l'édition Folio de 2013, 622 grammes “seulement”, dans la même nouvelle traduction ; ou encore dans les deux fichiers .pdf en Ebooks gratuits, pour une lecture à l'ordinateur ou à la liseuse, reproduisant l'édition française de 1929, traduction d'Auguste Morel, sans notes. La Toile fournit énormément d'informations sur le roman de James Joyce. On notera tout spécialement le site <m.joyceproject.com> qui propose le texte en anglais découpé selon les chapitres “homériques” avec de nombreuses notes repérables selon un code couleur, et la très utile recension des personnages du roman (à l'entrée “People in the Novel”.) L'article “Ulysse (roman)” de Wikipédia donne d'utiles éléments d'analyse de chaque épisode.

 

Il ne vous reste plus qu'à (re)partir à l'assaut de ce monument !

 

James Joyce : Ulysse. (1922).

 

Tag(s) : #LITTERATURE ANGLAISE
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