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Sous ce titre ironique, le remarquable roman que le prix Nobel a publié à la veille de ses 90 ans a tout du dossier à charge contre la classe dirigeante et les élites du Nigeria. Le titre Chroniques pallie d’ailleurs la discrétion de l’intrigue générale qui cède souvent le premier plan à des intrigues secondaires et à des digressions nombreuses. D’aucuns les jugeront comme longueurs  excessives et décourageantes. Ils auraient tort car ce livre est un monument susceptible de marquer les esprits et de faire date, tout au moins dans la littérature anglophone. Et ce qu'on prend pour une digression s'avère souvent important par la suite. La qualité de la traduction mérite aussi d'être soulignée.


 

Deux amis dans un monde inquiétant 

Comme les trois mousquetaires, ils étaient quatre jeunes hommes entreprenants qui du temps de leurs études s'étaient promis, juré, amitié et assistance : Faradion, Badetona dit le Railleur, Duyole et Menka. Le premier semble avoir rapidement disparu de l'horizon de ses amis mais on découvrira à la fin de l'histoire que sous un autre nom il est devenu un gourou qui compte en province et jusqu'au cœur du pouvoir. Le prince Badetona, l'as des maths et des fichiers Excel, se retrouve en prison pour recel ou détournement de fonds. Des signes de sa chute n'avaient pourtant pas manqué.

Restent, pour constituer le noyau dur du roman, Kighare Menka et Duyole Pitan-Payne. Le premier exerce comme chirurgien à l'hôpital de Jos, au cœur d'une région touchée par les massacres de Boko Haram, les « bandits religieux » qui désolent le nord-est du Nigeria ; originaire de la petite ville de Gumchi, proche d’Abuja, il souhaite y construire un hôpital modèle. Le second a constitué un ensemble d'entreprises connues sous le nom de Marque Pays, basées dans ses Millenium Towers, et vient d'être recruté dans un organisme des Nations-Unies ; avant de s'embarquer pour New York il a invité chez lui à Lagos, plus exactement à Badagry, son ami chirurgien. En effet, le Dr Menka a décidé de quitter l'hôpital de Jos, scandalisé par la découverte d'un trafic d'organes alimenté par les massacres de Boko Haram. Son départ est également précipité par l'incendie du club, la Hilltop Mansion héritée de l’époque coloniale, où il est venu fêter son « prix de la Prééminence » autrement dit une sorte de titre de la Personnalité de l’Année. Dans les cendres de l'incendie, un carnet mystérieux est retrouvé à moitié calciné, le Dr Menka l'emporte en quittant Jos.

C’est seulement au milieu du livre que l’on comprend l’amitié singulière de ces deux hommes et l’importance que cela revêt pour la suite du roman, alors que le sous-titre « Deuxième Partie » n'arrive bizarrement qu'à la page 377 avec pas loin de cent pages de retard sur le cheminement de l’intrigue.


 

Le pays le plus corrompu du monde ?

Avec ce roman épais aux intrigues tortueuses, au style soutenu et aux expressions parfois trop alambiquées, Wolé Soyinka semble avoir entrepris de dénoncer, sur un mode qui varie entre sérieux et burlesque, tous les défauts de la société nigériane. Les routes défoncées, les embouteillages de Lagos, les explosions de camions citerne ou d’oléoducs, le clinquant de Nollywood, le manque de médicaments, l’incompétence des services, la corruption des gouverneurs, la guérilla de Boko Haram, etc : les misères du pays sont légion. Mais pour l'intrigue l’essentiel est ailleurs.

Le Premier Ministre, Sir Goddie, est choqué de lire dans la presse étrangère que son pays est « la nation la plus extraordinairement corrompue du monde » ; or il prétend diriger le « peuple le plus heureux du monde ». D’ailleurs, un ministère du Bonheur n’a-t-il pas été créé ? Effectivement, l'ambiance est festive, alimentée par des concours et des prix, qu'on célèbre à longueur d'année — gouverneurs, industriels et magnats de la presse rivalisant d'ingéniosité avec des gourous et des membres du parti au pouvoir. Comme le Premier Ministre est à la veille de sa réélection, il a trouvé un nouveau surnom pour impressionner l’électeur : il faut désormais l’appeler l’IP, l’Intendant du Peuple. La religion, comme la politique, est devenue une affaire si médiatique... Son ami Teribogo a fondé une extravagante Église œcuménique qui mélange le christianisme à l’islam et même au zoroastrisme ! Également appelé Papa Davina quand on a fait sa connaissance au chapitre 1 il incarne avec Sir Goddie cette relation étroite qui permet de manipuler la société et d’en tirer profit. 

La collusion, les liens nauséabonds de la religion et du pouvoir forment un thème important dans ces Chroniques. C’est notamment une question de « Ressources Humaines » en un sens très spécial que le lecteur subodore avant d’en recevoir des preuves précises. Il y a un fonds de fétichisme et des croyances venues du fond des âges dans la vertu d’organes humains vendus à prix d’or par un réseau clandestin qui a essaimé dans ce pays enrichi notamment par le détournement de la manne pétrolière. Dans leur recherche de la vérité, Menka et Duyole Pitan-Payne vont se heurter à plus forts qu’eux. Duyole le paiera cher.


 

Une dynastie bourgeoise

Le patriarche du clan familial Pitan-Payne c’est Otunba, alias Pop Éternel, le père de Duyole. 

« Nous portons le poids de l’histoire ici, à Badagry, exhortait-il ses enfants, et les Pitan-Payne sont la ligne de front de cet appel historique. Duyole n’avait jamais très bien compris quel versant de l’histoire emplissait le vieil homme d’une telle fierté — le fait que la fortune familiale ait été bâtie sur le rôle lucratif que leurs ancêtres avaient joué dans la traite des esclaves, ou que les Pitan-Payne avaient été parmi les premiers à abjurer ce commerce quand les canonnières britanniques avaient débarqué danes les criques de Badagry pour faire respecter leur croisière abolitionniste.»  

Les deux frères de Duyole ont développé diverses activités rentables, y compris immobilières. Le clan a ainsi constitué depuis l'indépendance une dynastie aux multiples entreprises. Otunba a fondé une confiserie qu’il dirige encore à 80 ans passés, et son affaire a développé des liens étroits avec une société autrichienne de Salzbourg spécialisée dans le chocolat, à laquelle le groupe Pitan-Payne fournit le cacao. C'est aussi dans cette ville que Duyole a poursuivi ses études d'ingénieur et c'est là enfin qu'il est hospitalisé quand son état nécessite son transfert dans un établissement étranger à la suite d'un attentat.

Duyole est un ingénieur passionné par les questions d’énergie et c’est à ce titre que l’ONU l’a choisi pour venir représenter son pays à New York. Mais toute la famille, y compris les épouses successives de l’ingénieur, n’est pas unie derrière ce choix, d’autant que Duyole et son fils Damien sont en train de percer certains secrets. C’est aussi la position secrète du Premier Ministre — pourtant ami d’Otunba et fréquentant la même loge de type maçonnique que lui  — de même que le point de son entourage partisan qui aurait eu bien d’autres candidats à placer et ainsi récompenser pour leurs services. 

 

Ainsi le départ de Duyole Pitan-Payne l’Amérique est-il compromis par la réunion de forces obscures que le lecteur doit s’efforcer d’identifier, tandis que le Dr Menka ne compte pas ses efforts pour tenter d’empêcher le fiasco de survenir, malgré les rumeurs qui le mettent en cause. Mais peut-être que son vœu sera exaucé malgré l'imbroglio final.


 

Wolé Soyinka : Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde. Traduit de l’anglais par David Fauquemberg et Fabienne Kanor. - Seuil, 2023, 529 pages. 

 

 

Tag(s) : #NIGERIA, #LITTERATURE ANGLAISE, #LITTERATURE AFRICAINE
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