L'aventurière Ella Maillart n'en était pas à son premier voyage au cœur de l'Asie quand elle décida d'accompagner jusqu'en Afghanistan Annemarie Schwarzenbach dont on a déjà lu l'anthologie de ses récits de voyage (cliquer ici) et qui est ici présente sous le pseudonyme de Christina.
C'est principalement elle, Christina, qui conduit la Ford jusqu'à Kaboul au printemps et à l'été 1939. Elle est sensée retrouver des archéologues français à Bagram. Ella Maillart, dite Kini, connaît déjà la route, et à maintes reprises elle évoque son précédent voyage : incidents, ou heureuses rencontres. Les deux femmes tiennent beaucoup à photographier les lieux et les gens rencontrés, ce qui ne manque pas de susciter quelques problèmes, notamment du point de vue des douaniers. Les deux femmes — on n'ira pas jusqu'à dire les deux amies car l'usage de diverses drogues par Christina crée d'importantes tensions à répétition — écrivent des articles pour des journaux dont elles attendent un revenu essentiel pour l'une, et accessoire pour l'autre.
L'intérêt du livre réside dans le fait qu'il n'est pas qu'un récit de voyage. La santé physique et mentale de Christina, son aspiration à un idéal inaccessible, ses humeurs changeantes, s'invitent dans l'évocation du voyage par l'auteure qui garde toutefois en priorité le dessein de faire connaître les cultures et l'histoire de l'Asie traversée (Turquie, Iran, Afghanistan). D'autre part, aux rencontres d'autochtones s'ajoutent celle d'Européens – notamment des ingénieurs appelés à la construction de routes, de chemins de fer ou d'usines, certains étant des partisans du Führer.
Ceci n'est pas fait pour séduire les deux femmes qui sont furieusement antinazies. Surtout, la narratrice est dégoûtée par l'évolution de la civilisation européenne. « De l'autre côté de cette frontière dont nous nous approchions, nous allions voir un mode de vie patriarcal, simple et harmonieux, probablement parce qu'on y faisait place à un facteur inconnu, appelé “divin” : tandis que chez nous où, tel Prométhée, les hommes se sont attribués tous les pouvoirs de la nature, la vie nous mène au cabanon. » (p. 180-181). Et plus loin : « Quand l'Europe a-t-elle déraillé ? Quand avons-nous cessé d'être dignes de nous-mêmes ? Cessé de porter la tête droite ? Pourquoi les sociétés traditionnelles sont-elles partout affaiblies au point de s'écrouler devant notre matérialisme qui n'a pas de quoi les remplacer ? » (p.262).
Au terme du voyage, la guerre ayant commencé en Pologne, Christina décidera de regagner l'Europe alors qu'Ella restera momentanément aux Indes. C'est d'ailleurs à Trivandrum qu'elle entamera la rédaction de ces souvenirs, en 1945, après avoir appris la mort accidentelle de sa compagne d'aventure, cette jeune compatriote filiforme aux cheveux courts que les villageois croisés sur la route prenaient souvent pour un garçon.
• Ella Maillart. La voie cruelle. Payot, 1988/2016. 315 pages.