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Déjà remarqué pour des récits de voyages dans la Russie en révolution et à travers la Chine pour l'Excelsior, déjà réputé pour des enquêtes incisives publiées dans le Petit Parisien, comme celle sur Le Bagne (de Cayenne), le journaliste Albert Londres, 44 ans, débarque à Dakar pour une tournée de quatre mois en AOF et AEF alors qu'André Gide achève son Voyage au Congo. Le reportage d'Albert Londres en Afrique subsaharienne, Albin Michel le publie en 1929 sous le titre Terre d'Ebène : la traite des noirs ! Malgré leurs différences de style d'écriture, et leurs différences de parcours, les deux livres sont complémentaires ; ils se rejoignent dans la dénonciation de la situation coloniale. « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Un pavé dans la mare...

 

L'itinéraire d'Albert Londres commence à Dakar pour se terminer au Congo : il passe par Bamako et Tombouctou, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, Abomey et Porto-Novo, Pointe-Noire et Brazzaville. Mais aussi ytaberse le bled, la brousse, la forêt. En dehors de Dakar, le voyageur trouve des villes coloniales minables, à peine ébauchées, et quasiment vides. Elles sont à la mesure du sous-investissement de la métropole dans son domaine subsaharien — contrastant avec le Maroc et l'Indochine, et avec l'état des colonies voisines, possessions de l'Angleterre et de la Belgique. Les historiens comme Jacques Marseille ont d'ailleurs abondamment souligné cet abandon avant les années 1930. C'est le chantier du chemin de fer Congo-Océan qui apporte la pire démonstration possible de l'impéritie française dans la région. Pas de matériel pour faire avancer les travaux. Le « moteur à bananes » à la place des camions ! Tout à la main, rien d'organisé pour la nourriture et la santé de travailleurs surexploités et atteint par la maladie du sommeil. D'où une mortalité ahurissante : pour seulement 140 kilomètres achevés à la date du passage d'Albert Londres, l'hécatombe atteint « dix-sept mille cadavres ». C'est la « maladie de la Machine » qui provoque la fuite des indigènes vers le Nigeria et le Congo belge pour échapper aux corvées mortelles des Français. Et comme chez Gide, la dénonciation s'étend à l'utilisation immodérée du portage, aux exploitations forestières et nouveaux négriers appelés ici « coupeurs de bois ». Albert Londres appelle les Français à se soucier un peu plus de ce qu'il se passe au sud du Sahara. Car la presse française et les milieux coloniaux cherchent à cacher la réalité. « On dirait que la vie coloniale a pour première nécessité celle de se dérouler en cachette, en tout cas hors des regards du pays protecteur. » L'Exposition coloniale de 1931 sera-t-elle un début de réponse ?

 

A côté d'un bilan matériel dramatique, Terre d'Ebène est un livre d'images exotiques, de rencontres inattendues, de propos ironiques. Cela prend l'allure d'une galerie de portraits, petit peuple des « nègres » les plus démunis, Blancs paumés sous les tropiques, ou fiers notables descendants des aristocraties noires. Voici les funérailles tardives de Behanzin au cours desquelles le fils en costume européen ne sait plus où se mettre au milieu des féticheurs en tutu froufroutant et des soixante-dix femmes de ses frères. Voici l'humble Birama recruté à la prison de Bamako et embauché comme « boy » qui s'avère capable d'acheter n'importe quoi plutôt que ce lui demande Albert Londres mais « débrouillard au point de faire faire son travail par les autres ». Voici Yacouba « le décivilisé » autrement dit missionnaire défroqué planté à Tombouctou. Voici le cortège de Sa Majesté le Morho Naba en route pour « présenter ses salutations hebdomadaires » au gouverneur de Ouagadougou, entouré de sa cour et de ses serviteurs y compris le chef des féticheurs. Voici encore « le roi de la Nuit » — qu'on ne se méprenne pas ! — c'est le Zounan, un chef indigène de Porto-Novo qui se rend à une « visite protocolaire » coiffé d'un bicorne et entouré de « deux séduisantes poitrines », celles de sa femme et de sa fille. Et le lendemain, il invite notre reporter pour goûter diverses boissons tandis que « le peintre Rouquayrol le dessinait à la dérobée. »

 

Le roi de la Nuit dansant

(dessin de G. Rouquayrol, Le Petit Parisien, 4 nov. 1928).

 

Avant de paraître en volume, le savoureux reportage d'Albert Londres a été publié par Le Petit Parisien du 12 octobre au 11 novembre 1928 sous le titre « Quatre mois parmi nos Noirs d'Afrique » avec les dessins de Georges Rouquayrol — et quelques différences de l'article au livre. « Ces races que nous désignons sous le nom général de “nègre” sont plus ou moins noires, plus ou moins nues, plus ou moins primitives. Il ne faut pas prendre la vie des blancs comme point de comparaison pour juger la vie des noirs » lit-on dans l'article conclusif du Petit Parisien. Ce paragraphe tout relativiste a disparu de la version livresque.

La tempête soulevée par Terre d'Ebène est à peine calmée qu'Albert Londres part à la rencontre des Juifs ashkénazes d'Europe de l'Est. Il mourra en 1932 au large d'Aden dans l'incendie du paquebot qui le ramenait d'Extrême-Orient.

 

 

Albert Londres. Terre d'Ebène. Arléa, 2008, 217 pages. [Terre d'ébène : la traite des noirs, Albin Michel, 1929]. Autre édition en 2022 chez Payot.

Le site Gallica permet de consulter aisément le Petit Parisien de cette époque.
Le texte du livre est aussi à lire en ligne sur Wikisource.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #AFRIQUE, #VOYAGES
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