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Dans la littérature de voyage du XXe siècle, il y a des titres incontournables comme L'Usage du Monde de Nicolas Bouvier, que l'on cite fréquemment ; mais on ne doit pas oublier l'œuvre d'André Gide, d'autant qu'aux découvertes suscitées par le voyage se greffe une critique de l'exploitation coloniale.

 

En juillet 1925 à Bordeaux, André Gide qui vient d'écrire Les Nourritures terrestres, s'embarque à 56 ans pour l'Afrique avec son secrétaire et ami Marc Allégret. Des carnets de voyage tenus presque comme un journal donnent au retour ce livre divisé en deux parties : Voyage au Congo proprement dit et Le retour du Tchad, publiés en 1927 et 1928. Nos voyageurs font escale à Dakar et dans divers ports du golfe de Guinée avant de débarquer à Matadi, dans l'estuaire du Congo, où le chemin de fer belge les emmène à Kinshasa, ils traversent le Pool pour gagner Brazzaville. De là, le Ruby puis un vapeur poussif de cinquante tonnes, le Largeau, assez bien équipé, remonte le fleuve au milieu de la forêt primaire qui les émerveille — ce qui donne à Gide l'occasion de rendre hommage à Joseph Conrad. La remontée du Congo les amène ainsi à Coquilhatville (auj. Mbandaka) puis ils empruntent l'Oubangui pour atteindre Bangui, alors chef-lieu de la colonie d'Oubangui-Chari. On n'est plus au Congo me direz vous. En effet le voyage de Gide se déroule sur les territoires de l'AEF comme on disait, les territoires actuels du Congo, de Centrafrique, du Tchad et du Cameroun — puisqu'à leur retour ils embarquent à Douala.

 

L'auteur n'explique pas les buts de son voyage africain qui ne semble pas tourné uniquement vers le seul plaisir de la découverte de milieux naturels et de groupes humains exotiques. Au lecteur de tâcher de retrouver, parmi les thèmes abordés, les objectifs possibles. Au fil des pages on s'aperçoit que Marc Allégret est venu faire des photographies et tourner des scènes pour bâtir le film documentaire qui inaugurera sa carrière de cinéaste. A certains moments, le but du voyage semble d'aller rendre visite à Marcel de Coppet, alors gouverneur par intérim du Tchad, en poste à Fort-Lamy (auj. N'Djamena), que Gide connaît par le biais de Roger Martin du Gard. Tout en savourant son voyage, Gide lit beaucoup et ses carnets sont piquetés de citations et d'allusions à ses lectures : lire Bossuet ou une tragédie classique tout en remontant le Congo, citer un vers de Virgile ou d'un poète anglais, ou encore relire Goethe à travers les collines du Cameroun, tout cela fait partie du quotidien de l'éminent voyageur.

Marc Allégret, André Gide et le "dindiki" perché sur le dossier du pliant.

 

La forêt primaire est un objet d'émerveillement et suscite des descriptions répétées. L'auteur est impressionné par la taille des arbres, par la diversité des papillons parfois groupés en essaim et qu'il s'efforce de capturer. La chaleur moite du milieu équatorial fait place plus loin, plus au nord, à une chaleur sèche et accablante quand les voyageurs arrivent près du lac Tchad et traversent le nord du Cameroun. Les notes de voyage montrent aussi la diversité de la faune : Gide s'intéresse à un petit paresseux (« dindiki ») qui l'accompagne presque jusqu'à Yaoundé avant de succomber. Lors des séquences sur les fleuves, la présence des hippopotames se fait menaçante ; un gros spécimen est abattu et dépecé pour nourrir les porteurs et les rameurs et Gide savoure le bifteck d'hippopotame. Après la navigation sur le Congo et l'Oubangui, l'expédition navigue sur le Chari et le Longone, dans un milieu plus sec et l'auteur retrouve dans le nord de son parcours des impressions voisines de celles qu'il avait jadis éprouvées dans le sud désertique de la Tunisie.

 

Embarcation couverte d'un shimbeck et équipe de rameurs sur le lac Tchad

 

Mais ce sont les villages et les groupes humains qui prennent la première place dans ces carnets de route. Souvent l'auteur s'inquiète de la mauvaise santé des habitants, souffrant de maladies de peau, de malaria, et de diverses fièvres — qui n'épargnent pas l'écrivain et son secrétaire, mais eux ont des médicaments adaptés. Gide décrit sommairement un grand nombre de villages traversés, qu'ils servent ou non de gîte, et plus longuement certains habitats exceptionnels — ainsi les maisons-obus du peuple Mousgoum, sur le Longone au nord du Cameroun.

 

Maisons du peuple Mousgoum, extrême nord du Cameroun, région du fleuve Longone

 

L'expédition nécessite des porteurs, par dizaines, qui sont payés selon le tarif local, recrutés dans les villages, et qui sont donc périodiquement renouvelés. Gide et Allégret sont transportés en « tipoye » ; ils voyagent avec de nombreuses caisses (médicaments, vivres, vêtements, matériel de cinéma). Gide a recruté en quittant Brazzaville un traducteur qui connaît notamment la langue sango et qui l'accompagnera une grande partie du voyage et avec qui il sympathise. Mais les difficultés de traduction compliquent les ordres car la région est riche en langues locales. Les méprises qui en résultent agacent Gide. Mais bien d'autres choses le font réagir.

 

Jeunes danseuses mousgoum dans un village Massa - région du fleuve Longone

 

Plus au sud, l'accueil au sultanat de Rei Bouba est longuement décrit. On en retrouvera de semblables images éloquentes filmées en 1962 par Claude Goretta pour la RTS (vidéo ici)Par ailleurs, André Gide se scandalise de la pratique des femmes à plateau. La nudité des populations locales gêne surtout l'écrivain quand il s'agit de femmes âgées qui dansent au son des tam-tams, mais beaucoup moins celle des hommes, notamment des jeunes. L'accueil varie. Dans certains villages, la misère est plus forte, les hommes ont disparu. Ils seraient partis se réfugier en forêt pour échapper au portage. A moins qu'ils ne soient allés saigner les céaras pour récolter le caoutchouc contre des salaires de misère, qui ne sont même pas versés en totalité car les agents des compagnies forestières méprisent ces travailleurs indigènes analphabètes et exploitables sans limite.

 

Sa critique des compagnies forestières et de leurs agents coupables de travail forcé et de violences criminelles a valu à l'écrivain-voyageur une querelle à son retour en 1927 quand le journal de Léon Blum, le Populaire a publié des extraits du Voyage au Congo. Des pièces en annexe reprennent et développent les faits qui sont apparus dans le récit de voyage, concernant principalement la province de Boda à l'ouest de Bangui. Ainsi André Gide se fait-il à travers la dénonciation précise de l'une des compagnies concessionnaires qui exploitent l'AEF une réputation de critique de la colonisation en général. En outre, on constate que ses propos à l'égard des colons sont souvent acerbes, soulignant leur racisme envers les Noirs (même si Gide n'utilise pas le terme « racisme »). Tout ceci se passe en 1925 et 1926 et le lecteur d'aujourd'hui, s'il est soucieux d'éviter tout anachronisme, ne devra pas être choqué de l'emploi fréquent du mot « nègre » pour désigner les gens du pays traversé.

 

Complémentaires du livre, les nombreuses photographies prises par Marc Allégret sont consultables sur le site du Ministère de la Culture (cliquer ici et ).

 

André Gide. Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad. Carnets de route. Gallimard, 1927 et 1928. Édition Folio, 1995, 554 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #ESCLAVAGE & COLONISATION, #AFRIQUE, #VOYAGES
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