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Inspiré par une carrière précédente dans le “Nouveau Journalisme”, Tom Wolfe (1930-2018) s'est lancé tardivement dans la littérature romanesque devenant mondialement célèbre pour avoir peint New York dans Le Bûcher des Vanités. Un quart de siècle plus tard, Miami est la vedette de son cinquième et dernier roman. Comme tout ce qu'a publié Tom Wolfe, Bloody Miami repose sur une sérieuse documentation, en témoignent les deux pages de remerciements en tête du livre.

 

La belle mécanique de l'intrigue

 

La composition de Bloody Miami illustre parfaitement le savoir-faire de l'auteur. Un jeune policier cubain, Nestor Camacho, devient une star pour les médias anglophones en même temps qu'haï par sa communauté pour avoir sauvé de la noyade un exilé cubain l'empêchant du même coup de prétendre au statut de réfugié politique. On retrouve Nestor payant de sa personne pour l'arrestation d'un trafiquant de drogue ; mais les injures racistes enregistrées pendant cette intervention et postées sur YouTube provoquent sa mise à pied. Avec le journaliste qui a couvert son exploit, il enquêtera sur une arnaque record qui éclabousse le Miami Art Museum. Sergueï Koroliov lui a offert des tableaux de l'Avant-Garde russe du début du XXe siècle — « des Kandinsky, des Malevitch, et toute la smala » — pour une valeur de 70 M$ en conséquence de quoi le musée porte désormais son nom. Mais tous seraient faux. L'identité du faussaire nous est connue dès la page 107 : Igor Droukovitch qui travaille pour son compatriote Koroliov sera la seule vraie victime de l'histoire, mais il faut encore 500 pages pour que tout soit réglé !

La petite amie de Nestor, Magdalena, qui est infirmière, l'abandonne pour Norman Lewis, un inénarrable psychiatre spécialisé dans le traitement de l'addiction à la pornographie. Grâce à l'un de ses patients super riches, le docteur s'exhibe avec Magdalena dans les milieux branchés, friqués et amateurs d'art : sortie en mer au milieu de yachts peuplés de naïades en string, sorties dans les restaurants les plus huppés de la ville, visite privée de la Miami Art Basel, la foire où le milliardaire rafle de dispendieuses statuettes érotiques sous l'influence conjuguée de son addiction et de sa conseillère artistique. À travers ces épisodes, il est clair que Tom Wolfe est pour le moins critique à l'égard du marché de l'art contemporain... Écœurée par le comportement du psychiatre, Magdalena le quittera pour tomber dans les bras d'un mécène russe, après une incroyable séance de télé-réalité.

À travers l'aventure des personnages se dessine le portrait d'une “putain de ville” : Bloody Miami.

 

Miami, ville éclatée

 

Longtemps les Américains ont voulu croire (se faire croire, et nous faire croire) qu'ils composaient “une nation d'immigrants” par la grâce du “melting pot” ; c'est une belle idée qui n'a pas cours ici à Miami et encore moins que dans le reste des États-Unis, parce que ces immigrés forment des communautés qui ne se mélangent pas, rivées dans leurs territoires et soudées à leurs traditions, à commencer par les Cubains. L'intrigue et les personnages du roman permettent de faire le tour de ces communautés rivales.

Le maire, Dionisio, a convoqué Cy Booker, son chef de la police, qui est le principal représentant de la communauté noire, pour lui rappeler la situation après les tensions provoquées par les exploits de Nestor Camacho.

« Miami est à ma connaissance la seule ville du monde — du monde, je dis bien — dont la population soit composée à plus de cinquante pour cent d'immigrés récents... d'immigrés récents, arrivés au cours des cinquante dernières années... ce n'est pas rien, quand on y pense. Et ça donne quoi ? Ça donne — je discutais avec une dame à ce sujet l'autre jour, une Haïtienne, et elle m'a dit, ”Dio, si vous voulez vraiment comprendre Miami, il y a une chose que vous devez savoir avant tout. À Miami, tout le monde déteste tout le monde.” »

Majoritaires, les Cubains tiennent la mairie. Dionisio gouverne une métropole où l'on parle plus espagnol qu'anglais. Fuyant le régime de Fidel Castro par vagues successives, ils habitent notamment le quartier de Hialeah et se veulent très conservateurs des mœurs insulaires. Ils considèrent le Miami Herald (anglophone) comme une collection de mensonges et ne regardent que les télés hispanophones. Magdalena et Nestor, les deux principaux protagonistes, ont des parents venus de Cuba sur des embarcations de fortune. Nés en Floride, Magdalena et Nestor s'arrachent douloureusement de leurs familles attachées à ce quartier.

Très minoritaires, les Americanos, entendez les Blancs anglophones, accaparent le pouvoir économique, spéculent sur les œuvres d'art et possèdent des yachts à Biscayne Bay. Deux anciens de Yale, viennent de rejoindre cette minorité blanche : Edward T. Topping IV (dit T4) « summum du WASP » et nouveau rédacteur en chef du Miami Herald, et John Smith, journaliste à ce quotidien, qui enquête sur Nestor, puis avec lui. Autre groupe d'origine européenne, les Russes ont leur quartier, leur langue et un fort accent s'ils s'expriment en anglais, tels le peintre faussaire et l'« oligarque » Koroliev.

Minoritaires également sont les Haïtiens, tels les Lantier, un père universitaire, Ghislaine sa fille très blanche, étudiante, tous deux parlant une langue soutenue, et soucieux de se distinguer des Noirs.

 

Une écriture sans pareille

 

Du “Nouveau Journalisme” Tom Wolfe a gardé un style aux antipodes de l'écriture “à l'os” appréciée en France et dont Annie Ernaux est l'un des modèles. La meilleure comparaison qu'on puisse faire me semble être l'art baroque dans toute sa splendeur. Wolfe “en rajoute” tout le temps. Les six cents pages du livre fondraient à trois cents chez un auteur plus austère qui refuserait sa manière hyper-prolixe, un auteur qui fuirait la crème chantilly qui s'étale ici à chaque chapitre. Les onomatopées sont un des moyens de prédilection de Wolfe. Elles ajoutent un extraordinaire effet sonore à la lecture. Ça culmine quand Nestor emmène John Smith au club de strip. Ça s'entend dès le premier chapitre quand Nestor patrouille en mer avec deux collègues sur le « Safe Boat » avant d'effectuer son premier exploit.

« Les deux Americanos blonds ne mouftent pas. Nestor sent avec une terrible acuité son cœur SCHLACK qui bat la chamade sous son polo. Vaguement vaguement vaguement et après et après et après il prend conscience de la silhouette du SCHLACK centre-ville de Miami qui s'élève de plus en plus haut alors que le Safe Boat s'approche à toute vitesse, croisant de plus en plus de « lulus », ainsi que les flics appellent les bateaux de plaisance possédés et pilotés sans but par des civils qui ne savent rien de rien prennent des bains de soleil SCHLACK trop gros trop nus trop collants de crème SCHLACK écran total indice 30, et les dépassant si vite qu'il donne l'impression de repousser les lulus SCHLACK en arrière… »

Pour distinguer les communautés, qui recouvrent en partie les classes sociales, Wolfe recourt à une arme absolue : le langage. « Parle anglais, connasse ! Tu es en Amérique maintenant ! Parle anglais ! » s’époumone l'épouse de T4 injuriant la señora cubaine elle aussi énervée qui lui pique une place de parking. Le professeur Lantier qui a toujours évité d'utiliser le créole à la maison se désole d'entendre son fils le parler avec ses copains du lycée. Le parler russe d'Igor le peintre faussaire s'adressant à Nestor et à John Smith après plusieurs « Na zdrovia ! » est rendu avec juste ce qu'il faut d'incorrection grammaticale : « Je rends hommage à vous ! Maintenant, vous moujiks d'honneur ! »

Enfin, par un procédé propre à Wolfe, les pensées des personnages sont mises en relief pour se détacher de la narration : une série de :::::: encadre les extraits des flux de conscience des personnages pour quelques mots comme pour toute une page.

 

Dans ce dernier roman que Tom Wolfe nous a mitonné, l'intrigue, les personnages, l'écriture, tout est une invitation à laquelle il ne faut surtout pas résister.

 

• Tom Wolfe. Bloody Miami. Traduit par Odile Demange. Robert Laffont, 2013, 609 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
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