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Voici une œuvre énorme qu’on peut qualifier de “grand roman américain” pour plusieurs raisons. Il  constitue une saga familiale couvrant plusieurs décennies, de 1939 à 1992. Il traite d’un sujet incontournable aux Etats-Unis : les rapports entre Noirs et Blancs. Et comme le titre le suggère, il baigne dans le monde musical. Le tout est rapporté par Joseph Storm.

 

La famille Storm de New York

David Storm a fui l’Allemagne nazie parce qu’il est  juif. Mathématicien de renom, il enseigne dans une prestigieuse université de New York et s’y retrouve entouré de physiciens appelés à travailler pour le programme nucléaire en 1941. Sa famille restée en Europe a été victime du génocide. Il a rapporté d’Allemagne une passion pour la musique classique. À peine installé en Amérique, il rencontre Delia Daley, une Afro-américaine de Philadelphie, lors d’un récital donné au cœur de Washington D. C. par la cantatrice Marian Anderson. Tous deux sont passionnés de musique et de chant mais choisissent de ne pas se sentir concernés par les querelles et préjugés raciaux de la société américaine. Leur appartement reçoit mélomanes et musiciens amateurs qui ne sont autres que les collègues scientifiques de David. Un certain Einstein passe même jouer du violon et prédire un avenir musical aux enfants Storm. La famille Storm serait ainsi à l’image d’un Nouveau Monde héritier de l’universalisme des Lumières européennes.

 

Le prisme du racisme

Richard Powers donne à voir une Amérique populaire uniquement divisée par la couleur de peau, et non par l’opposition entre démocrates et républicains, ou les niveaux d'études et de revenu, de sorte que même le métissage y est une malédiction. Pour David Storm, réfugié juif allemand hautement rationaliste, les races n’existent pas scientifiquement, et donc il faut les ignorer. C’est pourquoi David et Delia décident d’éduquer leurs enfants selon la raison universelle, hors des passions raciales. Ainsi Jonah et Joseph puis Ruth seront élevés en rupture avec les usages de la famille Daley. D’où un clash rapidement survenu qui trouble leurs relations familiales pendant des décennies.  Les Daley de Philadelphie, continuent eux de vivre selon la tradition noire qui considère que tout le mal vient des Blancs. Les Afro-américains du roman vivent leur quotidien comme un enfermement, comme une assignation à résidence. Leur victimisation permanente est d’ailleurs confirmée par les décennies de tensions raciales du pays, depuis un lynchage dès années 50 jusqu’à l’affaire Rodney King. Ainsi, à dix-huit ou vingt ans, Ruth, fâchée contre son père, s’engage dans les Black Panthers — et y trouve un mari — tandis que ses frères brillent dans le monde musical de la culture élitiste et blanche.

 

Une encyclopédie de la culture musicale

Jonah et Joseph — les « Jojo » de leur mère nés à un an d’intervalle — ont tellement baigné dans la pratique musicale et les chansons des parents qu’ils ne conçoivent pas d’autre avenir que de devenir des professionnels du chant pour Jonah et du piano pour Joseph. Ce dernier, qui est rappelons-le le narrateur unique, passe une grande partie de sa vie comme accompagnateur de son frère aîné après avoir fréquenté les mêmes écoles que lui à Boston puis à New York. Les frères Storm nous entraînent ainsi de concours en récital tout en élargissant leur répertoire. L’aîné a un comportement assez égoïste, partant seul en Europe, laissant tomber son frère, puis le rappelant sans ménagement pour venir compléter en Belgique un ensemble choral dédié à la musique de la Renaissance. Plusieurs années de succès se déroulent alors en Europe. Mais à la mort du mari de Ruth, Joseph se sent rappelé par ses “racines” noires, rompt avec son frère et avec la musique classique. Jonah finit tout de même par s’interroger, et — paradoxalement — un instant de curiosité et d’intérêt pour le soulèvement du ghetto lui sera fatal.

 

Un chef-d’œuvre ou un pensum ?

La composition du roman repose sur une chronologie éclatée aujourd’hui à la mode et qui a, par principe, l’avantage de rompre la monotonie de la lecture, et c'est heureux vue l'épaisseur de l'ouvrage. Il est évident que Richard Powers s’est passionné pour l’histoire musicale. Les titres d’œuvres, les noms de compositeurs, les noms d’interprètes abondent et un lecteur passionné pourrait s’amuser à retrouver ces morceaux dans sa discothèque ou sur You tube. Les efforts de Jonah pour parfaire sa voix, ses efforts d’interprète tant des Lieder de Schubert que d’œuvres antérieures à 1610, abondent page après page. Cependant faute d’un intérêt immense pour le monde de la musicologie le lecteur risque de se détourner du déluge de références qui finiront par apparaître comme une “prise de tête” plus qu’un plaisir addictif. Il risque d’en être de même pour les interprétations toujours univoques des tensions raciales rapportées dans ce roman qui se voudrait un récit poignant. Jubilatoire ou assommant, le débat reste ouvert.

 

• Richard Powers : Le Temps où nous chantions. Traduit par Nicolas Richard. Le Cherche -Midi, coll. Lot49, 2006, 762 pages. [The Time of our Singing, 2003].

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
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