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En 1891, deux frères, Jacques l'aîné et Léon le cadet — le personnage principal — , s'embarquent à Marseille pour l'île Maurice où leur famille — en la personne d'Alexandre Archambau dit le Patriarche — possède et dirige une plantation sucrière. Après l'escale d'Aden où Jacques, qui est médecin, est appelé au chevet de Rimbaud, leur vapeur, l'Ava, embarque à Zanzibar deux passagers qui s'avèrent malades ; on parle de variole. A l'arrivée à Maurice, le navire est détourné vers l'île Plate. Elle sert de lieu de quarantaine aux passagers européens débarqués en même temps que les nombreux coolies indiens engagés pour la coupe de la canne.
Sur une poignée de kilomètres carrés, à dix milles marins au nord de Maurice, la quarantaine prend des allures dramatiques pour une partie des passagers. Voici Jacques, sa femme Suzanne, son frère Léon, ainsi que John Metcalfe, botaniste accompagné de son épouse Sarah, et quelques européens peu sympathiques : ils forment un groupe qui s'isole dans une partie de l'île tandis que les coolies regroupés par leur sirdar au village de Palissades s'emploient à des travaux agricoles et à l'aménagement d'une jetée. Avec le botaniste puis seul, Léon explore l'île Plate et Gabriel l'îlot annexe où de précédents naufragés périrent abandonnés des autorités. Dans le lagon Léon remarque Surya, la belle indienne qui pêche les poulpes. Elle l'initie au petit monde insulaire. Il en tombe amoureux au point de s'éloigner des siens à la fin de la quarantaine.
Une partie de l'œuvre de J.M.G. Le Clézio relève de l'autobiographie, comme L'Africain qui évoque son père médecin au Nigeria à l'époque de la guerre mondiale, ou Ritournelle de la faim qui revient sur l'enfance niçoise. Dans La Quarantaine, il part à la recherche d'une histoire familiale plus ancienne, liée à l'île Maurice, puisque certains de ses ancêtres, s'y sont établis à la fin du XVIIIe siècle (c'était l'île de France jusqu'en 1815). Naturellement les noms ont été changés : dans le roman Eliacin Archambau est le pionnier de la lignée des planteurs, et non un Le Clézio, et l'homme qui retourne sur les terres familiales en 1980 pour retrouver Anna, — sa vieille tante qui a liquidé les restes de l'héritage des Archambau —, n'est pas non plus un romancier nommé Le Clézio, mais un médecin, le petit-fils de Jacques Archambau. « Ai-je poursuivi une chimère ? » se demande-t-il à la fin de ce voyage où il s'était imaginé pouvoir retrouver des traces de Léon et de Surya. Mais en 1892, un redoutable cyclone avait fait tant de victimes et de destructions...
Le thème du voyage, de la magie du voyage, vers Maurice donc, embrasse l'ensemble du roman. Depuis le départ de France des frères Jacques et Léon, jusqu'au voyage du romancier en 1980, en passant par les Indiens venus au siècle précédent comme travailleurs sous contrat, arrivés dans l'île à sucre via Zanzibar. Dans ce roman qui tient bien sûr autant de Robinson Crusoe que de Paul et Virginie, Léon découvre la nature tropicale, le lagon, le volcan, et surtout les oiseaux qui nichent dans les rochers de l'île Gabriel où Surya l'emmène examiner de près les extraordinaires pailles-en-queue : tout une vie jaillissante. Ainsi Léon et Surya semblent parcourir un paradis terrestre où l'on vit d'amour, de baignade, de balades pieds nus, de feux de bois et d'algues séchées. Léon joint à son récit les notes de botaniste du pasteur Metcalfe qui considère que les plantes vont sauver le monde.
Mais l'amateur de botanique meurt de la variole, n'étant pas vacciné contrairement à Suzanne. C'est donc également le spectacle de la mort qui parcourt ce roman avec les incinérations sur la plage, selon les rites hindous et pour stopper l'infection virale : Léon rejoint Surya quand elle met le feu au bûcher funéraire de sa mère Ananta, survivante anglaise de la révolte indienne du Lakshmi Bai (épisode de la guerre des Cipayes contre les Anglais), autrefois adoptée par une Indienne qui plus tard rejoignit Maurice comme coolie. C'est aussi une île parsemée de tombes oubliées que les survivants quittent à la fin de la quarantaine. Leur fait écho la tombe prétentieuse du patriarche à Maurice.
Voyage, amour et mort, nature exubérante, les éléments de ce roman forment une œuvre attachante et qu'il faut lire aussi en pensant à « ceux qu'il ne faut pas oublier », ceux qui furent « des hommes sacrifiés au Moloch de la canne à sucre ». La Quarantaine témoigne assurément de l'intérêt de l'auteur pour les mondes lointains.
• Jean Marie Gustave Le Clézio : La Quarantaine. Gallimard, 1995, 464 pages.