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  Lídia Jorge a écrit l'histoire de deux familles que tout aurait dû séparer. Mais le sort en décida autrement, suite aux événements qui survinrent lors du pont de l'Assomption en 1994.

 

Deux familles donc, l'une portugaise, l'autre cap-verdienne, les Leandro et les Mata. Les premiers figurent une bourgeoisie aisée, héritière d'une ancienne conserverie en bord de mer. Les seconds représentent l'immigration venue de l'ancien empire ; ils ont habité un bidonville avant de louer aux Leandro les dépendances de la ruine industrielle. En plein été sec et caniculaire, alors que les oncles, les tantes et leur progéniture étaient dispersés dans le vaste monde des vacances exotiques entre Chypre et Cancun, Milene, restée au Portugal, dut affronter seule la mort de sa grand-mère Regina, puis tenter d'expliquer les circonstances du décès et le déroulement des obsèques à la famille rentrée au bercail et qui la prenait habituellement pour « une demeurée ou une gamine de dix ans » alors qu'elle en avait trente.
 
• La famille Leandro, riche et à cheval sur sa réputation, se demande comment Regina qui avait été confiée à la garde d'une maison de repos a pu s'échapper d'une ambulance et se retrouver sans vie à l'entrée de la fabrique où logent les Mata, événement tragique qui a mis en relation Milene et les immigrés cap-verdiens. Les Leandro s'informent du déroulement des obsèques auxquelles Milene fut la seule représentante de leur clan, dont l'un des membres est le maire de la commune et s'insurgent contre les articles à sensation de la presse locale. Plus avant dans le roman, oncles et tantes réagiront brutalement à la liaison entre Milene et Antonino Mata le grutier veuf et père de trois jeunes enfants. Chez les Leandro, l'oncle Afonso l'avocat mondain, les tantes Gininha et Angela Margarida l'infirmière prête à tout, leurs époux Domitilio et Rui — l'un homme d'affaires un peu louche et l'autre le maire ambitieux — tous seront sensibles à une possible mésalliance, sans perdre de vue leur réputation et leurs intérêts financiers alors que l'immense terrain de la vieille fabrique pourrait être vendue à un promoteur hollandais soucieux d'exploiter un kilomètre de littoral vierge. De leur côté les Mata s'enthousiasment pour la carrière de chanteur soul de l'un des leurs, Janina, dont ils assistent aux premiers succès, tandis que la grand-mère cap-verdienne rêve, elle, de revenir dans sa pauvre île natale, ce que ne partagent pas ses enfants et petits-enfants déjà acquis à la société de consommation.
 
• L'habileté de l'écriture de Lídia Jorge consiste à ne pas suivre la chronologie pas à pas, plaçant son roman entre un prologue et un épilogue qui rendent compte l'un et l'autre d'une cérémonie religieuse, distillant par ressassements successifs la vie privée de chacun, l'étrange personnalité de Milene orpheline à peine née, et l'aventure sentimentale d'un veuf qui croit trouver en elle quelque chose de sa défunte épouse, l'emmène au restaurant et la promène sur les dunes. Chemin faisant, le dévoilement progressif de l'état psychique de l'héritière de la vaste villa de la grand-mère Regina est un chef-d'œuvre du genre. Cela requiert une attention soutenue. Au début le lecteur n'attache pas beaucoup d'importance aux indices de son immaturité puisque, comme le soulignent Felícia et son fils Antonino, Milene est en état de choc après la disparition invraisemblable de sa grand-mère. Mais peu à peu, on se rend à l'évidence : dans la villa éclairée jour et nuit où elle surveille les meubles de la grand-mère, elle écoute en boucle les chansons de Cynthia Lauper, elle s'habille comme une gamine, etc. Surtout, elle téléphone chaque jour à son cousin Joāo Paulo installé comme étudiant puis chercheur à Boston avec Lavinia. Ses appels téléphoniques prolongés permettent d'entrer vraiment dans l'esprit de la jeune femme, et de comprendre son histoire. Depuis plusieurs années la famille, par peur de l'inceste et du retard mental, l'a séparée des deux cousins, Lavinia et Joāo Paulo qu'elle adorait et avec qui elle croyait vivre toujours ont été expédiés en Amérique. On lui a donné un numéro de téléphone au Massachusetts où ils sont installés. Alors elle se confesse au répondeur comme à un journal intime. Et Lavinia en informe régulièrement l'une des tantes de Milene ! Joāo Paulo ne répond jamais. Il ne reviendra pas d'Amérique au contraire de Lavinia. En personnage de narratrice hétérodiégétique, celle-ci a fait plusieurs intrusions dans le roman — en son nom propre et en celui de Joāo Paulo — avant de prendre la parole dans l'épilogue deux ans après la mort de Regina Leandro, pour une fin théâtrale, comme si, entre Milene et Antonino, « c'était un amour normal ».
 
 
• Lídia Jorge. Le Vent qui siffle dans les grues. (O Vento assobiando nas gruas). Traduit par Geneviève Leibrich. Métailié, 2004, 439 pages.
 
 
Tag(s) : #Littérature portugaise
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