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Il y a les romans qui se déroulent banalement de manière chronologique, et il y a ceux qui jouent avec la temporalité, en d'incessants allers et retours entre passé et présent. Le cartographe des absences figure dans la seconde catégorie. Diogo, fils du célèbre poète mozambicain Adriano Santiago, et lui-même professeur de littérature, est venu de la capitale pour donner devant le public de sa ville natale une conférence sur la poésie. Liana, la femme qui l'accueille en maîtresse de cérémonie, lui fournit peu après un paquet de documents conservés par son grand-père auprès de qui elle est venue vivre. Nous sommes en 2019 à Beira au Mozambique et l'on attend que le cyclone tropical annoncé s'abatte sur la ville.
Ces documents qui éclairent sur des absents et leurs ombres, Liana et Diogo vont les explorer, partir à la recherche de témoins et en même temps devenir amants. L'un et l'autre vont aller à la recherche de leur passé et du passé de leurs proches. Diogo, qui se fait narrateur d'une partie des chapitres, cherchera à mieux connaître les derniers moments de son père, mais aussi savoir ce qu'est devenu son demi-frère Sandro que l'on prétend disparu dans la forêt au temps de la guérilla et à propos duquel ses parents se disputaient. Liana cherchera à mieux comprendre le passé tragique de sa mère Ermelinda, connue pour sa spectaculaire tentative de suicide avec un fiancé africain. Leurs efforts ne sont pas vains : Liana met tout au propre, ce sera Le cartographe des absences.
Quarante-six ans plus tôt Oscar Campos, le grand-père de Liana avait procédé à l'arrestation du père de Diogo, le poète Adriano Santiago, personnage principal du roman. Campos était inspecteur de la PIDE — la police politique de l'époque salazarienne — et il a conservé chez lui ces archives au moment de l'indépendance au lieu de les détruire. Outre les extraits du journal intime que tenait le jeune Diogo, il s'agit de lettres et de notes écrites par diverses personnes : le policier Oscar Campos, Adriano Santiago, ainsi que sa mère dona Laura, son épouse Virginia, et sa voisine Rosinda Sarmiento — toutes trois passionnées voire vindicatives. L'ensemble forme un tableau d'une société coloniale violente, en train de sombrer devant l'imminence de l'indépendance, et inquiète des limites floues des identités raciales.
Adriano, le poète dont les adages d'allure paradoxale figurent en exergue de nombreux chapitres, était un intellectuel engagé qui exerçait par nécessité le métier de journaliste. Un nœud de la trame narrative concerne justement un de ses déplacements professionnels. Un jour de février 1973 le voici parti pour Inhaminga, une localité située à 200 km de Beira, afin de se documenter sur un massacre commis par les Blancs au détriment de la population locale en représailles à l'assassinat par les insurgés du conducteur du train reliant le Mozambique au pays voisin. Adriano a emmené les deux adolescents qui vivent avec lui, son fils Diogo et Benedito, jeune serviteur dont la famille vit précisément à Inhaminga. Son père Capitine est un « regulo », un chef coutumier de village collaborant avec le pouvoir colonial. Sous les yeux des visiteurs, sa seconde épouse, Maniara, se lance dans une sorte de danse de sorcière inspirée pendant qu'elle prend en photo les corps massacrés et déclame leurs noms en présence des militaires venus les chercher pour les faire disparaître dans l'anonymat d'une fosse commune, alors que les prêtres de la mission hollandaise veulent les inhumer décemment puisque Maniara a cité leurs noms. Cette expédition ne donne pas lieu à article dans la presse locale sous la plume d'Adriano. Il est venu prendre la pellicule photo pour la transmettre, via sa cellule communiste, à la presse étrangère, et aussi pour s'enquérir de Sandro, son prétendu neveu, en réalité le fils qu'il a eu avec une prostituée du port. Sandro a-t-il déserté pour ne pas porter les armes, ou s'est-il enfui pour rejoindre la guérilla, le FRELIMO ?
De même d'autres questions tragiques et mystérieuses demeureront longtemps sans réponse : il en sera ainsi de l'arrestation et de la mort d'Adriano, de la mort de Capitine, et surtout de la véritable histoire d'Ermelinda, alias Almalinda, la mère cachée de Liana, sauvée des eaux par un pêcheur noir et analphabète, suprême tache sur l'honneur de Campos qui l'expédiera jusqu'à un hôpital psychiatrique au Portugal. Ainsi Diogo, comme Liana, est-il « un de ceux qui parlent avec les ombres » dans cet éblouissant roman des mémoires effacées.
• Mia Couto : Le cartographe des absences. Traduit du portugais par Élisabeth Monteiro Rodriguez, Métailié, 2022, 349 pages. [O Mapeador de Ausências, Mia Couto, Caminho, 2020].
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Mia Couto est né à Beira au Mozambique en 1955. Partisan de l'indépendance, et supporter du FRELIMO, il est devenu l'écrivain le plus connu du pays en même temps qu'il s'est spécialisé en science de l'environnement, enseignant l'écologie à l'université de Maputo. Il a reçu le prix Jan Michalski en 2020 pour un roman historique, Les Sables de l'empereur. Ses œuvres ont été traduites chez Albin Michel, Chandeigne et Métailié. Wodka a également lu La véranda du frangipanier.