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Parti d'Hendaye, J.C. Rufin a parcouru par le chemin du Nord, via Santander, les huit cent kilomètres jusqu'à Compostelle sans rien noter. L'invitation de l'éditeur à rédiger ses souvenirs de voyage lui a permis de prendre la mesure de la trace que le Chemin a laissée en son être. Cet habitué des courses en montagne ne peut donner d'explication rationnelle à son "choix" illusoire — « malgré moi ». En fait il a répondu à un appel, à une nécessité inconsciente et cette « randonnée » demeurera « immortelle ». Désormais initié aux arcanes de l'univers, il rejoint les happy few qui ont vécu semblable révélation; son expérience entre en résonance avec, entre autres, celle de P. Tesson dans sa cabane en Sibérie. Mais ce romancier reconnu touche ici aux limites du langage, à l'indicible, à l'ineffable de l'expérience initiatique : seuls ceux qui l'ont vécue et ont soif de la réitérer peuvent pleinement la partager. Cependant ce récit se lit comme un guide de voyage précis, détaillé, carte à l'appui. J.C. Rufin incite le lecteur à entreprendre ce pèlerinage, à « prendre la route »« Vous aussi » clôt le texte. Il se lit aussi comme la méditation de sagesse d'un « homme moderne »,ainsi que J.C. Rufin aime à se définir. Rien de pesant dans ses propos : l'auteur sait émailler ses remarques d'humour, de drôlerie; surtout il sait rire de lui-même!

 

Fondée sur la légende des reliques de saint Jacques à Compostelle, l'ouverture de ce Chemin de pèlerinage fut un véritable coup politique du roi Alfonse II, une percée en terre islamique, prémisse à la Reconquista. C'est aujourd'hui une véritable organisation, une « confrérie ». L'association des amis de saint Jacques remet à tout pèlerin, surnommé un Jacquet, la « credencial », dépliant qu'il fait tamponner à chaque étape. S'il a parcouru au moins cent kilomètres, on lui délivre à Compostelle le certificat attestant de son chemin. Et les jacquets ne se demandent jamais pourquoi ils font ce pèlerinage, mais d'où ils sont partis : car l'épreuve c'est avant tout une longue marche. Ces « pouilleux à coquille » sentent mauvais et dépensent peu ; or le Chemin constitue une source de revenus considérables pour les moines, les hospitaliers des auberges —les albergues— et les marchands du temple à Santiago : tous apprécient les pèlerins touristes motorisés, équipés high tech, visitant églises et monastères en groupes bruyants peu respectueux de la spiritualité des lieux!

 

Chaque région traversée participe à l'initiation de J.C. Rufin : si la beauté du pays basque lui offre le bonheur de la solitude, lorsque le chemin traverse la Cantabrie, la monotonie asphaltée de ses paysages industriels le détache autant des envols de son imagination que de toute réflexion. L'auteur ébauche sa transformation spirituelle dans les Asturies pour enfin accéder à la révélation en Galice, lorsque son corps s'épuise en une rude ascension, son esprit s'élève : c'est son chemin de Damas. Endurant les souffrances physiques, la faim, les intempéries, l'auteur se dépouille peu à peu de ses rôles sociaux. « Chemineau invisible », sa clochardisation progressive met à l'épreuve son orgueil ; l'humilité, le dénuement, paradoxalement, décuplent sa force intérieure. Contraint d'alléger son sac à dos, sa « mochila », il prend conscience que son « poids c'est de la peur », des angoisses dont il se libère. Il connaît alors sa « phase mystique », se sent « habité par la grâce ». Lui, le matérialiste non croyant ajoute au récit de son expérience des considérations sur le Christianisme : tous, riches ou pauvres, espéraient également leur salut post mortem.

La déchristianisation a désenchanté notre monde et brisé le lien social… Puis J. C. Rufin atteint « l'overdose de Christianisme »: les rituels aident seulement à accéder à la zen attitude : son "moi", sans désir ni projet, en totale aboulie, « entre en résonance avec la nature »; perdant la conscience de ses propres limites, en totale osmose, il touche au « Principe Essentiel », — « peu importe qu'on le nomme dieu », — se ressource dans l'Énergie Vitale, le Souffle cosmique.

 

« Je ne cherchais rien et je l'ai trouvé » . Le romancier a entendu l'appel intérieur et sait désormais ce qui est derrière les apparences éphémères. Certes « chacun fait son chemin comme il l'entend »; mais l'expérience mystique n'est accessible qu'à travers la marche éprouvante, et le dépouillement physique et mental qu'elle induit. Qu'adviendra-t-il du lecteur que J.C. Rufin incite à prendre coquille et bourdon s'il n'entend aucun appel?

 

Jean-Christophe RUFIN. Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi. - Editions Guérin, Chamonix, 2013, 258 pages.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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