Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Pomeranz.jpgÀ voir comment la Chine de 2010 collectionne les records mondiaux (téléviseurs, voitures, ordinateurs… mais aussi consommation d'énergie et pollution) on peut facilement se persuader que l'Empire du milieu est sur le point de retrouver le rang de première puissance mondiale — réalisant du même coup le rêve de Mao Zedong. Le déclin de la Chine s'était enclenché au XIXe siècle du fait de plusieurs facteurs convergents pour des raisons intérieures (révolte des Taïpings…) et extérieures (guerre de l'opium…). En fait, la Chine des années 1500-1800 était-elle bien le centre du monde, ou bien le système-monde n'était-il pas plutôt polycentrique ? L'essai de Kenneth Pomeranz, paru en 2000 et traduit en français "seulement" dix ans plus tard, tend à confirmer l'existence d'un tel monde multipolaire où Chine, Inde et Europe étaient à des niveaux de développement proches encore au XVIIIe siècle, comme le soutenait Paul Bairoch il y a une génération. L'exploitation du Nouveau Monde se répercutait toutefois sur leurs relations commerciales : ainsi l'argent des mines américaines prenait la route de la Chine qui elle exportait la soie, le thé et les poteries. Cet équilibre systémique fut rompu au cours du XIXe siècle car "une grande divergence" intervint entre le meilleur de l'Europe : entendez l'Angleterre, et le meilleur de la Chine, entendez les régions de Canton (delta de la rivières des Perles) et de Shanghai (le bas-Yangzi). La divergence se produisit en faveur non de la Chine mais de l'Angleterre parce qu'elle réussit la première à rompre avec le goulet d'étranglement dû à l'épuisement des ressources qui se manifestait vers 1800 dans les régions les plus développées. 

Un monde polycentrique. Sous couvert de "global history" ou d'histoire connectée le chercheur américain part d'un objectif peut-être un peu désuet désormais : combattre l'eurocentrisme des professeurs européens qui supposent une supériorité de l'Europe sur la Chine vers 1700 ou 1750. Il en résulte que Kenneth Pomeranz passe beaucoup de temps à montrer en détail l'équivalence du niveau de vie sur les bords de la Tamise et du Yang-Tsé. Ces innombrables études détaillées sont passionnantes et puisées aux travaux de nombreux chercheurs américains voire chinois. Elles occupent la moitié du livre et intéresseront quiconque se soucie de comparer "à double sens" les structures économiques de l'Angleterre et de la Chine sur la longue durée. Elles enchanteront les amateurs d'études rurales. Car c'est une Chine surtout rurale qui est au cœur du livre.

Des goulets d'étranglement vers 1800. En Chine « le système des greniers vit son apogée au XVIIIe siècle ; il connut ensuite de grosses difficultés.» Les régions développées, au temps de Malthus, commencent à manquer de terres cultivables et fertiles, d'eau pour l'agriculture, de forêts pour l'approvisionnement en bois d'œuvre et en combustible pour la métallurgie. Pomeranz fournit des données impressionnantes par exemple sur la déforestation en Angleterre, en Europe et en Chine. Cette impasse oblige à recourir à davantage de main-d'œuvre sans productivité supplémentaire, au contraire, il y a des signes d' "involution"… La proto-industrialisation ne peut pas être améliorée. Bref, on va dans le mur comme on dit aujourd'hui.

La grande divergence. Pour montrer cette grande divergence, l'auteur utilise la montée en puissance des luxes quotidiens des Anglais, comme le sucre, le thé, produits exotiques importés des colonies américaines ou d'Asie ; ce sont les révélateurs des évolutions divergentes. « À un moment donné, la consommation de sucre par tête en Chine se mit à décliner, alors que celle de l'Europe explosait après 1840.» C'est à ce moment que Londres forçait la Chine à s'ouvrir à son opium des Indes — mais ceci n'est pas le sujet du livre de Pomeranz. La chance de l'Angleterre consista à disposer de vastes ressources en charbon et d'approvisionnement en coton et en bois de ses colonies d'Amérique et des Etats-Unis. Personne ne dira le contraire. Mais il est difficile de trouver là un scoop tant ces explications sont rebattues ! C'est le roi charbon, le "king coal" que l'on ressort ici comme dans de vieux manuels, charbon dont l'extraction fit un bond au XIXe siècle. Et c'est à partir de 1830 que s'accélèra l'importation du coton et de bois américain. L'idée de l'auteur californien c'est que ces ressources importées (coton, bois, sucre) et ce charbon local ont procuré au pays l'équivalent d'une superficie agricole et forestière sans précédent, et dépassant de loin la superficie de la Grande-Bretagne.

Un livre qui peut décevoir. Il est stupéfiant que l'auteur ne s'intéresse pas aux nouvelles technologies qui permirent l'utilisation industrielle de ce coton et de ce charbon. À côté de la bibliographie fournie par Pomeranz et qui consiste en ouvrages universitaires américains inaccessibles au lecteur français, on pourrait se reporter à un classique un peu oublié : en 1928 Paul Mantoux avait livré au lecteur français une magistrale étude illustrant les changements technologiques dans l'Angleterre du XVIIIe siècle— alors que l'innovation a cessé en Chine dès le même siècle. On serait bien avisé de revenir à ces recherches enthousiasmantes pour comprendre quelque chose à ce qui est devenu la "révolution industrielle" en Angleterre. La postface en quatre pages de Philippe Minard mentionne les éléments faibles et débattus de l'ouvrage de Pomeranz. Le lecteur, en revanche, découvrira dans ce livre des informations sur l'Inde et le Japon qu'il ne s'attendait pas à trouver.

Présenté comme un historien spécialiste de la Chine Kenneth Pomeranz ne traite pas des causes autres qu'écologiques et économiques du déclin de ce pays. Le lecteur ne peut donc s'appuyer sur ce seul essai pour comprendre la transformation subie après 1840 par l'Empire du milieu forcé à devenir une semi-colonie des puissances occidentales. Hong Kong n'est pas dans l'index des noms propres et on ne voit pas s'organiser les concessions de Shanghai, alors que le sous-titre de l'essai fait référence à la construction de l'économie mondiale. La suprématie anglaise ne dura pas : dès 1931 André Siegfried publia "La Crise britannique au XXe siècle". Aujourd'hui l'Angleterre n'importe plus de coton américain et n'extrait plus de charbon de son sous-sol : sa suprématie industrielle a été transitoire. Aujourd'hui la Chine extrait la moitié du charbon consommé dans le monde et est n°1 pour la production de cotonnades… comme de panneaux solaires. Devenue l'usine du monde la Chine découvre de nouveau les contraintes environnementales, ces "contraintes partagées" comme dit joliment l'auteur.

 

• Kenneth POMERANZ  -  Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale. Traduit par Nora Wang et Mathieu Arnoux. Albin Michel, 2010, 550 pages. Titre original : The Great divergence China, Europe, and the making of the modern world economy.

 

Compléments :

• La recension de ce livre par Claire Judde de la Rivière dans Le Monde (01/04/2010).

• La Soie et le Canon. France-Chine 1700-1800. Note sur l'exposition et le catalogue.

 

 

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1789-1900, #CHINE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :