Née à Lagos, Sefi Atta ancre son roman dans le contexte nigérian des années 80, stigmatisé par la guerre civile et le tribalisme. On y rencontre aussi les difficultés de l'Afrique subsaharienne : le pouvoir autoritariste et militaire, la corruption généralisée, le contraste entre l'élite et la multitude miséreuse des rues de Lagos. En construisant son intrigue autour de deux jeunes femmes, Sefi Atta rend palpables la violence et l'hypocrisie des rapports de force entre les genres comme entre les milieux sociaux. Elle campe des personnages masculins souvent antipathiques ou faibles ; des figures féminines attachantes par leur capacité de résistance, voire leur esprit de rébellion, à tel point que lorsque « la honte d'être pauvre » les contraint à devenir des mules —« Avale! »— on ne saurait les en blâmer. À travers Tolani, la narratrice, Sefi Atta révèle son aisance à l'empathie comme à l'analyse psychologique ; on voit évoluer cette jeune femme profondément honnête, harcelée de doutes, jusqu'à ce qu'elle trouve sa voie sur sa terre natale.
Lagos, « la pire des villes » dans ces années 80 : aux embouteillages, aux immondices, à la foule criarde et violente se mêlent d'anciens soldats ; devenus des voleurs armés, ils hantent encore les rues et tuent à la machette. Tout le monde échoue à Lagos, « comme si c'était un privilège de profiter du chaos et du déclin.» Le gouvernement multiplie les mesures drastiques, l'élite baigne dans la corruption et les détournements de fonds, tel Salako, le directeur local de la Banque Federal Community dont les bénéfices ne profitent qu'aux militaires et aux ministres. S'ajoutent les tensions tribalistes : les Igbos n'ont que mépris pour les Yorubas depuis que ceux-ci ont fait sécession et créé le Biafra. Dans un tel contexte, Tolani et Rose, célibataires trentenaires venues à Lagos « pour l'argent », doivent affronter la violence urbaine , supporter le harcèlement et l'injustice de leurs patrons. Pourtant elles aiment la vie, « les fringues tendance et pas cher », les sorties avec des amis vite délaissés. Mais lorsque l'une après l'autre elles se retrouvent licenciées « pour insubordination », leurs vies empruntent des chemins opposés.
Sefi Atta prête à Rose un sale caractère : sa mère éduquait ses filles à séduire les hommes, ses fils à mendier ; vite devenue rebelle, rêvant de vie facile, sa perte d'emploi la pousse à passer des préservatifs bourrés de cocaïne — pour mille cinq cent dollars.... Tolani essaie elle aussi d'avaler, mais renonce. À la différence de Rose, cette fille unique a pour modèles deux femmes de caractère, sa tante et sa mère : toutes deux ont osé contester les traditions, refuser leur statut social, indifférentes aux rumeurs et aux calomnies... Elles n'étaient pourtant pas des rebelles, elles voulaient seulement choisir leur vie. Maigrichonne, sèche, Tolani, la fille du tambourinaire, n'a pas, comme Rose, la haine au corps mais la peur de vivre. D'éducation anglicane, elle craint toujours le « juju » — le mauvais sort. D'ailleurs « tout le monde vit entre deux croyances et continue à craindre le juju » la rassure sa mère...
La mort de Rose transforme Tolani, lui donne la force d'oser entreprendre, dans la lignée maternelle de la teinturerie artisanale, à Makoku, sa ville natale. Trop fragile pour Lagos, la capitale dévoreuse, la jeune femme réussit à lui échapper.
Le style alerte, parfois drôle, émaillé de termes en langue locale, rend la lecture aisée et plaisante. Sefi Atta, à l'inverse de bien des romanciers, ne valorise pas le rêve d'émigration : Tolani ne cède pas aux sirènes occidentales.
• Sefi ATTA - Avale - Roman traduit de l'anglais (Nigeria) par Charlotte Woillez. Actes Sud, 2011, 282 pages.
Chroniqué par Kate