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Heil Littell ! Ce livre constitue les mémoires de guerre fictifs et passionnants d'un SS imaginaire nommé Max Aue, un criminel qui a pu se réfugier en France à la chute du Reich, et qui y a gentiment refait sa vie en travaillant dans la dentelle, au sens propre, comme directeur d'une usine vers Calais. Au sens figuré, non, le narrateur n'a pas travaillé "dans la dentelle" et son récit ramène (presque) ceux de James Ellroy au rang des histoires de la comtesse de Ségur.
 

 

  La guerre germano-soviétique, 1941-1945
 
La toile de fond du livre de Jonathan LITTELL c'est la seconde guerre mondiale, sur le front de l'Est. Pas une histoire militaire : les combats sont seulement évoqués. Au terme des 400 premières pages on suit  la progression de l'armée allemande en Ukraine et jusqu'au Caucase puis c'est à Stalingrad que notre SS est envoyé évaluer le moral des troupes parce qu'il a déplu à l'un de ses chefs dans le dossier des "Bergjuden". À Stalingrad, Max Aue est gravement blessé et à partir de ce moment le récit prend une autre tournure, comme la guerre elle-même. Il participe néanmoins à la solution finale en inspectant des camps et est présent à Berlin dès 1943 et au moment de l'entrée des troupes Soviétiques.

Les massacres de Baby Yar

Au fur et à mesure que l'Ukraine est conquise, les SS des Einsatzgruppen liquident les Juifs et les communistes. Max Aue est présent à Kiev lors des massacres de Baby Yar les 29-30 septembre 1941 (cf. le documentaire que vient de réaliser Spielberg). Ces crimes ont été étudiés en 1946 quand Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman réunirent les éléments du "Livre Noir", mais Staline en refusa la parution. Le Livre Noir, sorti en Russie en 1992 et en France en 1995 (Solin-Actes Sud), montrait la succession des massacres commis par l'envahisseur de l'Ukraine au Caucase. Les "Bienveillantes" ne doivent pas constituer une surprise en dévoilant ces faits ; ils sont connus. Le narrateur participe à la tuerie.

L'exécution d'une résistante ukrainienne

Pour le narrateur, faire régner la terreur dans les pays conquis, c'est en conformité avec la "Weltanschauung" nazie, en guerre contre le bolchevisme, pleine de mépris pour les Slaves, les Tziganes et les Juifs. L'organisation SS est chargée de réprimer les résistances contre l'envahisseur. Extrait :

 
 « Je dois noter que je retournais régulièrement assister aux exécutions, personne ne l'exigeait, j'y allais de mon propre chef. Je ne tirais pas, mais j'étudiais les hommes qui tiraient, les officiers surtout comme Hafner ou Janssen, qui étaient là depuis le début et semblaient maintenant devenus parfaitement insensibles à leur travail de bourreau. Je devais être comme eux. En m'infligeant ce lamentable spectacle, pressentais-je, je ne visais pas à en user le scandale, le sentiment insurmontable d'une transgression, d'une violation monstrueuse du Bien et du Beau, mais il advenait plutôt que ce sentiment de scandale s'usait de lui-même, et on en prenait en effet l'habitude, on ne sentait, à la longue, plus grand-chose; ainsi, ce que je cherchais, désespérément mais en vain, à recouvrer, c'était bien ce choc initial, cette sensation d'une rupture, d'un ébranlement infini de tout mon être; à la place, je ne ressentais plus qu'une excitation morne et angoissante, toujours plus brève, acide, confondue à la fièvre et à mes symptômes physiques, et ainsi, lentement, sans bien m'en rendre compte, je m'enfonçais dans la boue tandis que je cherchais la lumière. Un incident mineur jeta un éclairage cru sur ces fissures qui allaient s'élargissant.

Dans le grand parc enneigé, derrière la statue de Chevtchenko, on menait une jeune partisane à la potence. Une foule d'Allemands se rassemblait: des Landser de la Wehrmacht et des Orpo, mais aussi des hommes de l'organisation Todt, des Goldfanasen de l'Ostministerium, des pilotes de la Luftwaffe. C'était une jeune fille assez maigre, au visage touché par l'hystérie, encadré de lourds cheveux noirs coupés court, très grossièrement, comme au sécateur. Un officier lui lia les mains, la plaça sous la potence et lui mit la corde au cou. Alors les soldats et les officiers présents défilèrent devant elle et l'embrassèrent l'un après l'autre sur la bouche. Elle restait muette et gardait les yeux ouverts. Certains l'embrassaient tendrement, presque chastement, comme des écoliers; d'autres lui prenaient la tête à deux mains pour lui forcer les lèvres. Lorsque vint mon tour, elle me regarda, un regard clair et lumineux, lavé de tout, et je vis qu'elle, elle comprenait tout, savait tout, et devant ce savoir si pur j'éclatai en flammes.
Mes vêtements crépitaient, la peau de mon ventre se fendait, la graisse grésillait, le feu rugissait dans mes orbites et ma bouche et nettoyait l'intérieur de mon crâne. L'embrasement était si intense qu'elle dut détourner la tête. Je me calcinai, mes restes se transformaient en statue de sel; vite refroidis, des morceaux se détachaient, d'abord une épaule, puis une main, puis la moitié de la tête. Enfin je m'effondrai entièrement à ses pieds et le vent balaya ce tas de sel et le dispersa. Déjà l'officier suivant s'avançait, et quand tous furent passés, on la pendit. Des jours durant je réfléchis à cette scène étrange; mais ma réflexion se dressait devant moi comme un miroir, et ne me renvoyait jamais que ma propre image, inversée certes, mais fidèle. Le corps de cette fille aussi était pour moi un miroir. La corde s'était cassée ou on l'avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens. Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre-Dame-des-Neiges. Quel que fût le chemin que je prenais pour me rendre de l'hôtel à nos bureaux, je la trouvais toujours couchée sur mon passage, une question têtue, bornée, qui me projetait dans un labyrinthe de vaines spéculations et me faisait perdre pied. Cela dura des semaines. » (p.170-171)
 
Et les scènes violentes se succèdent. Après la conquête de l'Ukraine, c'est la conquête des régions proches du Caucase où les Tchétchènes résistent aux assauts du Reich comme ils ont résisté aux troupes tsaristes du XIXè siècle. Pouchkine en fit des poèmes, Lermontov un roman. Le narrateur paraît alors connaître un certain bonheur, notamment avec le linguiste Voss, fin connaisseur des secrets des peuples de la région.

De Stalingrad à Berlin

La guerre se déroule toujours avec ses cortèges d'horreurs pourtant la description des pérégrinations de Max dans Stalingrad assiégée (§ Courante) est parfaitement hallucinante et démonétise le film de Jean-Jacques Annaud. Mieux encore, je veux dire pire encore, les derniers jours de Berlin "valent le détour". Les bombardements anglais puis américains sont évoqués avec des dates justes et des précisions confondantes.

 
EQUIPEMENT  De même que la carte IGN "Ukraine" au 1/100 000è est utile pour suivre les 200 premières pages, le plan IGN de Berlin au 1/25 000è est vivement recommandé à qui veut "savourer" le réalisme, le "rendu" des aventures berlinoises de Max Aue en 1943-45 — à moins d'avoir bien en tête les noms des gares, des quartiers, et des grandes rues. Utile aussi, le dossier "Millenium Berlin. Lüftbildpläne und Übersichtskarten von 1237 bis 2000" (Éditions Panorama, Berlin) qui donne l'état des lieux en 1943 !
 
 
  Le génocide juif : 1941-1945 

• Ce roman évoque un sujet abondamment traité : l'extermination des Juifs d'Europe, l' "endlösung" des nazis, la "solution finale". Soixante ans après le procès de Nuremberg, il faut être documenté pour prétendre atteindre l'objectif, être crédible. De ce côté-là, Littell est irréprochable. On sent la maîtrise du sujet, l'information puisée aux meilleures sources. Raul HILBERG (La destruction des Juifs d'Europe) est évoqué dans l'introduction (Toccata, p.21).

L'absence de jugement moral


Max a été attiré par le nazisme à l'époque où Hitler devenait chancelier. Il a adhéré au NSDAP puis, après des études de droit, s'est engagé dans la SS malgré une mère française mais en héritier d'un père qui a fait partie des corps francs en 1919-1920 et qui semble avoir disparu après le putsch de Kapp. Son adhésion au nazisme explique d'une certaine façon l'absence de jugement moral (mais c'est bien sûr le parti pris de l'auteur). Les Juifs donc doivent être éliminés. Sans compassion. Mais sans acharnement excessif : d'où les reproches que Max adressera à certains tueurs. En effet, la force de ce livre est de nous montrer que les bourreaux sont des gens ordinaires au départ, et qu'ils basculent dans leur crime simplement poussés par les circonstances et la hiérarchie. Ceci est en accord avec les travaux récents des chercheurs (Christopher Browning, Goldhagen…)

Les tensions entre la SS et la Wehrmacht 

Le narrateur, d'abord témoin des massacres perpétrés par les Einsatzgruppen prend connaissance de la politique d'extermination et de son fonctionnement. Très vite se pose la question de la connaissance de ces crimes par d'autres que les SS. En effet, sur le terrain, les hommes de la Wehrmacht (= les militaires) sont appelés à "donner un coup de main" aux arrestations et aux tueries, et certains officiers prennent des photos. Les familles, en Allemagne, seront donc au courant. Ne serait-il pas préférable de mettre les nobles officiers prussiens à l'écart de ces monstruosités ? Extrait :

 
« Blobel mit fin à l'Aktion quelques jours après le Nouvel An. On avait gardé plusieurs milliers de Juifs au KhTZ pour des travaux de force dans la ville; ils seraient fusillés plus tard. Nous venions d'apprendre que Blobel allait être remplacé. Lui-même le savait depuis des semaines, mais n'en avait rien dit. Il était d'ailleurs grand temps qu'il parte. Depuis son arrivée à Kharkov, il était devenu une loque nerveuse, en aussi mauvais état, presque, qu'à Lutsk : un moment, il nous réunissait pour s'extasier sur les derniers totaux cumulés du Sonderkommando, le suivant, il s'époumonait de rage, incohérent, pour une bêtise, une remarque de travers.

Un jour, début janvier, j'entrai dans son bureau pour lui porter un rapport de Woytinek. Sans me saluer, il me lança une feuille de papier «Regardez-moi cette merde.» Il était ivre, blanc de colère. Je pris la feuille : c'était un ordre du General von Manstein, le commandant de la 11e armée, en Crimée. « C'est votre patron Ohlendorf qui m'a transmis ça. Lisez, lisez. Vous voyez, là, en bas? Il est déshonorant que les officiers soient présents aux exécutions des Juifs. Déshonorant! Les enculés. Comme si ce qu'ils faisaient était honorable.., comme s'ils traitaient leurs prisonniers avec honneur!... J'ai fait la Grande Guerre, moi. Pendant la Grande Guerre on s'occupait des prisonniers, on les nourrissait, on ne les laissait pas crever de faim comme du bétail. » (...)


Il s'arrêta pour reprendre sa respiration et boire un autre verre; il avala de travers, s'étouffa, toussa. «Et si ça tourne mal, ils vont tout nous mettre sur le dos. Tout. Ils vont s'en sortir tout propres, tout élégants, en agitant du papier à chiottes comme ça » - il m'avait arraché le feuillet des mains et le secouait en l'air - « et en disant: "Non, ce n'est pas nous qui avons tué les Juifs, les commissaires, les Tsiganes, on peut le prouver, vous voyez, on n'était pas d'accord, c'est tout de la faute du Führer et des SS"... » Sa voix devenait geignarde. «Bordel, même si on gagne ils nous enculeront. Parce que, écoutez-moi, Aue, écoutez-moi bien» - il chuchotait presque, maintenant, sa voix était rauque - «un jour tout ça va ressortir. Tout. Il y a trop de gens qui savent, trop de témoins. Et quand ça ressortira, qu'on ait gagné ou perdu la guerre, ça va faire du bruit, ça va être le scandale. Il faudra des têtes. Et ça sera nos têtes qu'on servira à la foule tandis que tous les Prusso-youtres comme von Manstein, tous les von Rundstedt et les von Brauchitsch et les von Kluge retourneront à leurs von manoirs confortables et écriront leurs von mémoires, en se donnant des claques dans le dos les uns les autres pour avoir été des von soldats si décents et honorables. Et nous on finira au rebut. Ils nous referont un 30 juin(*), sauf que cette fois les pigeons ça sera la SS. Les salauds.»

Il crachait partout sur ses papiers. «Les salauds, les salauds. Nos têtes sur un plateau, et eux avec leurs petites mains blanches toutes propres et élégantes, bien manucurées, pas une goutte de sang. Comme si pas un seul d'entre eux n'avait jamais signé un ordre d'exécution. Comme si pas un seul d'entre eux n'avait jamais tendu le bras en criant "Hell Hitler!" quand on leur parlait de tuer les Juifs. » Il bondit de sa chaise et se mit au garde-à-vous, le torse bombé, le bras dressé presque à la verticale, et rugit « Heil Hitler! Heil Hitler! Sieg Heil! » Il se rassit d'un coup et se mit à marmonner. « Les salauds. Les honorables petits salopards. Si seulement on pouvait les fusiller aussi. Pas Reichenau, lui c'est un moujik, mais les autres, tous les autres.» Il devenait de plus en plus incohérent. Enfin il se tut.»  (pages 171-173)

 (*) Allusion à la Nuit des longs couteaux du 30 juin 1934 qui vit l'élimination des leaders SA et la promotion de la SS.


Max au cœur du système

Max Aue rencontre Eichmann, l'organisateur des convois ferroviaires. Il rencontre Höss, le "boss" des camps d'Auschwitz. Il doit même s'opposer à eux, non pas au nom des droits de l'homme, mais pour que l'industrie de guerre reçoive des esclaves en état de travailler, ce que réclament tant les ingénieurs de la Buna que le ministre Speer qui visite avec Aue l'usine souterraine de Dora —vision dantesque de l'enfer. Mais le système n'accepte pas une absolue priorité matérielle : il carbure à l'idéologie raciste jusqu'en 1945. Tuer! Tuer les Juifs d'abord vaincre les Russes ensuite —si c'est encore possible. Les dirigeants nazis aiment aussi les parties de chasse mais Max, lui, ne tire pas sur le gibier.

Les tensions entre services, Littell les montre avec maestria. D'une certaine façon c'est un roman de la bureaucratie. La bureaucratie exige un flot de rapports administratifs, jusqu'au dernier rapport hors sujet que Max Aue envoie à Himmler. La machine à exterminer fonctionne avec du Zyklon-B et beaucoup de machines à écrire. La hiérarchie multiplie les conférences. La force du Reich semble reposer sur ses secrétaires autant que ses Panzer.

L'auteur nous submerge allègrement des grades des SS et des militaires (cf. lexique à la fin du livre) et donc de termes allemands —la lecture est évidemment recommandée aux germanistes mais elle peut déclencher troubles, allergies et rejets chez les autres—  et de ce fait, il opère un colossal maelström de noms réels et de noms inventés. Tout le Who's who, non, tout le Gotha nazi, a pris rendez-vous avec les Bienveillantes. Les bars de Berlin sont bombardés les uns après les autres, la vie mondaine devient impossible. Et la vie tout court aussi. Après avoir gazé les Juifs, les derniers fanatiques proposent des ampoules de cyanure avant de tomber aux mains des Russes, tandis que la dernière mission de Max le SS est d'accompagner les déportés qu'on évacue d'Auschwitz dans une totale impréparation en janvier 1945.


 
  Un littéraire névrosé et assassin 

Le choc de ce pavé de 900 pages nous projette loin des petits opuscules nombrilistes qui prolifèrent de nos jours. Mais dans l'abondance des pages se cache le drame familial et personnel du narrateur, habilement entrelacé avec le récit de la guerre. Ces motifs prennent toute leur ampleur après l'épisode de Stalingrad.

Une affirmation littéraire

La convalescence de Max Aue passe par Paris : rencontres ou retrouvailles avec les journalistes et auteurs de l'extrême-droite collaborationniste. Certains avaient déjà été croisés au temps où le narrateur était étudiant à l'École Libre de Science Politique. Ce n'est sans doute pas le plus original du récit. Cela permet de mentionner des auteurs qui furent édités par les bienveillantes éditions Gallimard, tel Drieu la Rochelle. Toutes les occasions sont bonnes pour l'affirmation des goûts littéraires de Max Aue/Jonathan Littell : la guerre dans le Caucase sert à louer Lermontov ; le raid en Poméranie s'effectue à la lecture de l'Éducation sentimentale de Flaubert. Même E.R. Burroughs est de la partie, fil conducteur entre les lectures d'enfance et la débilité eugéniste du Reichsführer.

Une sœur trop désirable

Max et Una ont été des jumeaux inséparables. Ils ont joué, des années durant, à des jeux interdits, incestueux, auxquels la mère et le beau-père réagirent par la séparation vers des internats éloignés. De là vient la brutale et active homosexualité de Max qui faillit l'empêcher d'entrer dans la SS, puis manqua briser son ascension dans l'Ordre noir. Les scènes de sodomie et de masturbation se multiplient au fur à mesure que Max Aue rencontre l'insatisfaction et l'échec dans sa carrière de SS solitaire, et qu'il est poursuivi par les conséquences d'un crime inavouable. Cette sœur si désirée et si présente pourtant n'est rencontrée à Berlin qu'un court moment. Max ne veut d'autre femme qu'elle. Elle a épousé un compositeur, Berndt von Üxküll, blessé de la Grande Guerre et Junker prussien, incapable de lui faire des enfants.

Le crime contre l'humanité

Max avoue à son amie Hélène les crimes du Reich contre les Juifs. Et entre SS, parfois est évoquée la question de l'après-guerre : il faudra payer pour ça. Max refuse des vrais-faux papiers pour fuir via le Vatican et émigrer dans l'hémisphère sud. Mais il y a un autre crime que notre SS ne peut pas avouer, ni à la belle Hélène, ni à son ami Thomas de la Gestapo, ni à ses supérieurs SS, ni aux Dupont et Pondu lancés à ses trousses. Et c'est ainsi que le "roman de guerre" cache un polar sanglant et glauque.  Mais l'espoir subsiste : des Juifs survivent à la shoah, et les jumeaux mystérieux sont mis à l'abri en Suisse comme l'or des nazis.


 
  Esquisse d'un bilan 


• L'auteur a concocté un puissant breuvage en jouant de tout ce qui est à la mode avec du sexe (érotisme, homosexualité, pornographie) avec de la violence (massacres, bombardements), avec des enquêtes (celle sur les Bergjuden du Caucase, celle sur les crimes du narrateur), avec des références culturelles (écrivains, musiciens), avec le thème du double (Max et Una, les jumeaux). Et j'en oublie sans doute. Dans tous les cas, il faut souligner la création d'un personnage hors du commun.

• Un tel livre peut provoquer des réactions hostiles, la plus modeste étant de dire que ce n'est pas du roman. Certains vont regretter l'étalage des horreurs. Beaucoup diront que le livre est choquant – surtout s'il reçoit un prix littéraire envié. Déjà, la parution de "La mort est mon métier" de Robert Merle avait fait des vagues : mais c'était il y a un demi-siècle. Dix ans plus tard, les vrais mémoires du commandant Höss étaient publiés en poche (Maspéro). D'autres diront que c'est un livre inutile : autant lire les dernières thèses et synthèses des historiens patentés. À vous de juger.

• Je suppose que Littell n'a pas dit son dernier mot en tordant le nez du Führer. Dans cinq ans, nous donnera-t-il un roman sur les horreurs des guerres yougoslaves ? Avec un nouveau narrateur : chauffeur de Mladic ? secrétaire de Karadzic ? Avec des snipers à Sarajevo ? Avec  des massacres à Srebrenica ? Ou bien l'histoire complète d'Al Qaida  ?
Et donc : Heil Littell !



• Jonathan Littell : "Les Bienveillantes"   -  Gallimard, 2006, 900 pages 


 

 
Autour du titre et du livre
 
« Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace» : telle est la phrase mystérieuse qui termine ce livre alors que le narrateur vient une nouvelle fois d'échapper à un destin funeste dans Berlin en ruines. Et la 4ème de couverture fait allusion à Eschyle, mais sans préciser. Alors on s'interroge...

Mis sur la voie par une indication de Pierre Assouline dans son blog, et de Nathalie Crom dans Télérama du 26 août 2006, j'ai recherché l'article EUMÉNIDES dans un Dictionnaire de la Mythologie : celui de Michael Grant et John Hazel (Marabout, 1975). L'article "Euménides" renvoie à "ÉRINYES". Le voici reproduit pour l'essentiel. J'ai mis en gras les passages qui, selon moi, correspondent le plus au cas du roman, de son titre, de son contenu et de son "héros", Max AUE :

 

 

« ÉRINYES (chez les Romains : Furies). Les Érinyes, esprits femelles de la justice et de la vengeance, personnifient un concept très ancien de châtiment. Elles étaient nées des gouttes de sang qui tombèrent sur Gaia, la Terre, lorsque Cronos mutila Ouranos; elle étaient donc des divinités chtoniennes. Selon une variante, elles furent enfantées par Nyx, la Nuit. Leur nombre reste généralement indéterminé, quoique Virgile, s'inspirant sûrement d'une source alexandrine, en dénombre trois Alecto, Mégère et Tisiphoné (respectivement «l'implacable», «la malveillante» et «la vengeresse du meurtre»). Au sens large, les Érinyes étaient les protectrices de l'ordre établi. Dans L'Iliade, par exemple, elles ôtent la parole au cheval Xanthos; le philosophe Héraclite disait que si le soleil décidait de renverser sa course, elles l'en empêcheraient. Mais, surtout, elles persécutaient les hommes et les femmes qui avaient attenté aux lois «de la nature» et tout particulièrement aux droits de la parenté en commettant un parricide, en tuant un frère ou un allié. A l'origine, l'on pensait que les êtres humains ne pouvaient ni ne devaient punir des crimes aussi horribles; il revenait aux Érinyes de poursuivre le meurtrier de l'homme assassiné et d'en tirer vengeance. Némésis correspondait à une notion semblable, et sa fonction recouvre celle des Erinyes; comme elles, elle veillait à ce que la vengeance fût en définitive accomplie. Dans Les Euménides d'Eschyle, la troisième pièce de L'Orestie, trilogie dont le sujet est le meurtre d'Agamemnon et la vengeance de ses enfants, les Érinyes poursuivent Oreste; celui-ci a tué sa mère, Clytemnestre, pour venger le meurtre de son père Agamemnon. Dans cette tragédie qui, dit-on provoqua une véritable terreur chez les spectateurs, à la première représentation, les Érinyes formaient le chœur. Les représentations qui nous en sont parvenues nous les montrent tenant des torches et des fouets; elles sont aussi parfois entourées de serpents. Seul l'acte commis par Oreste intéressait les Érinyes; il n'était question ni de le juger ni de lui trouver des circonstances atténuantes. Apollon lui-même dut s'opposer à leur vengeance implacable, bien qu'il eût encouragé le meurtre de Clytemnestre par Oreste et qu'il eût accordé sa protection à ce dernier, à Delphes, son plus important sanctuaire. Les Érinyes, nous rapporte Eschyle, poursuivirent Oreste jusque-là et ne le délivrèrent que quand les dieux les eurent persuadées d'accepter le verdict du tribunal d'Athènes, l'Aréopage. Là, Athéna intervint comme patronne de la cité et équilibra les suffrages : Oreste fut acquitté, mais il devait ramener de Tauride une statue sacrée d'Artémis; les Érinyes furent alors accueillies à Athènes sous la forme plus clémente des «Euménides» (les «bienveillantes») ou des «Semnai Tlieai» (les «vénérables déesses»). Les Érinyes poursuivirent également Alcméon, qui avait aussi tué sa mère. Comme Oreste, Apollon l'avait encouragé à venger son père, mais il fut pourchassé par les Érinyes à travers la Grèce, jusqu'à ce qu'il eût trouvé refuge sur une terre qui n'existait pas encore au moment du meurtre de sa mère —échappant ainsi au pouvoir de ses poursuivantes. Les Érinyes frappaient leurs victimes de folie (d'où leur nom latin, dérivé de furoi). Quelle que fût la signification de leur nom grec —son origine est obscure— les Grecs évitaient de mentionner leur nom publiquement; les Athéniens préféraient employer les euphémismes mentionnés ci-dessus pour conjurer le mauvais sort qui leur était lié...»
 
Notes
 
Pour une lecture plus littéraire, et pas à pas : La Lettrine

Article d'un spécialiste de littérature russe : G.Nivat

À lire aussi l'essai critique et documenté de Paul-Éric Blanrue :
Les Malveillantes.
Éditions Scali, nov.2006. ISBN 2-35012-105-4


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Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #NAZISME
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