Puissance des caractères, puissance de l'écriture: on ne résume pas un roman de Marie Ndiaye, on l'habite. Norah, Fanta, Khady : en trois chapitres ces trois visages révèlent la femme africaine, sa force de caractère née de la solide conscience de sa dignité. Face aux humiliations que leur inflige la vie, ces femmes résistent et s'opposent, fût-ce jusqu'à la mort. L'écriture de Marie Ndiaye impose ce roman; sa vivacité fluide cache un rigoureux travail syntaxique et lexical.
L'auteur relie succinctement les trois récits, les ponctue de quelques repères — Dakar, la campagne bordelaise, les clandestins aux frontières de l'Europe — suffisants pour situer l'essentiel : le déplacement, voyage ou fuite, imposé à chacune de ces femmes par un père, un mari, une belle-mère. Elles le subissent — "c'était ainsi" — mais n'en sont nullement anéanties, pas même Khady, contrainte à la prostitution et la mendicité. Car, affrontant le mal sous toutes ses formes, ces femmes ne s'éprouvent jamais victimes : elles savent s'adapter à l'adversité grâce à leur forte conscience de ce qu'elles valent et désirent.
A l'inverse, confrontés aux mêmes épreuves, les hommes se montrent faibles, incapables de surmonter leurs échecs. Même s'ils ont été , autrefois, sociables et humains, tels Rudy ou Lamine, même s'ils éprouvent parfois de la honte, leur orgueil et leurs passions égoïstes les mènent à la violence, voire au crime — à la lâcheté toujours. Blancs ou africains, Marie Ndiaye fait de ces consciences noires et indignes une incarnation du mal.
Trois victoires viennent au jour dans le "Contrepoint", point d'orgue de chaque chapitre : Norah triomphe de son père, Fanta de son époux, Khady de son destin, même si son corps de chair s'arrache aux barbelés de l'Europe. Car la force mentale de ces femmes s'exprime aussi hors d'elles : ainsi Norah parvient-elle à extirper 'les démons du ventre" de ses proches, Fanta incarnée en buse à guider Rudy, Khady devenue oiseau à consoler Lamine.
• Marie Ndiaye sait habiter la conscience de ses personnages, percevoir leurs sensations les plus triviales comme leurs plus nobles sentiments. On aime ses phrases complexes, jamais pesantes ni confuses, où le monologue introspectif joue du souvenir comme de l'avenir, où l'indicatif laisse exister le subjonctif et le conditionnel. Dans l'épaisseur tourmentée de leur conscience, les personnages fortement contrastés restent terriblement humains. Marie Ndiaye demeure une oasis dans la littérature actuelle.
• Marie NDIAYE - Trois femmes puissantes. Gallimard, 2009, 316 pages.
••• Lu et chroniqué par Kate •••