Éric Marlière, docteur en sociologie et enseignant chercheur à l’Université Paris-Nord, présente dans cet ouvrage les résultats d’une enquête menée en immersion de 2001 à 2007, principalement dans une ancienne « banlieue rouge » de la région parisienne. Le sociologue s’est fait accepter des « jeunes des cités ». D’âges et de parcours très divers, tous sont nés en France ; la plupart constitue les 2e et 3e générations d’immigrés maghrébins. Beaucoup ont connu l’échec scolaire ; d’autres sont diplômés mais chômeurs. Une minorité vit d’un emploi régulier. Adoptant une posture emphatique, Éric Marlière a écouté le ressenti de ces jeunes, sur les institutions, le pouvoir, leurs conditions d’existence. Il rapporte leurs propos subjectifs et tente de comprendre, sans les juger, les représentations qu’ils se font de la société, et celles qu’elle leur renvoie d’eux-mêmes. On est frappé par le profond sentiment d’injustice et d’abandon qu’éprouvent ces enfants de la République française.
Les propos des jeunes des quartiers révèlent leur méfiance à l’égard des institutions, en particulier leur hostilité à la police. Trop souvent interpellés sans mobile — juste pour vérifier leurs papiers —, humiliés parce que maghrébins, la force de l’ordre reste à leurs yeux synonyme de répression raciste au service d’un ordre social inéquitable. De même, ils perçoivent les éducateurs, les travailleurs sociaux comme des « espions » du pouvoir. Car même s’ils sont originaires du quartier, ce sont des « traîtres », des « beurs de service », qui ont changé « de côté » et bénéficient d’une reconnaissance sociale, d’un avenir dont les jeunes sont privés. Même l’école de ZEP suscite pour la majorité un sentiment d’injustice et de déception. Souvent victimes du racisme institutionnel de certains professeurs, fréquemment orientés vers les filières professionnelles en dépit de bons résultats, ces jeunes se sentent trompés, même ceux qui ont réussi jusque dans l’enseignement supérieur. Car ils peinent à obtenir un emploi : quand on est maghrébin, le discours sur l’égalité des chances ne veut rien dire. Cette perception critique très négative des institutions va de pair, chez ces jeunes, avec leur représentation subjective de la société et du pouvoir.
À leurs yeux, tout homme politique médiatisé n’est qu’un ambitieux hypocrite et corrompu, un manipulateur avide de profit. Le même cynisme colore leurs représentation de l’État français : tout puissant, membre d’un « système » injuste, il s’acoquine avec les États-Unis anti-arabes, les Juifs assoiffés d’argent et les francs-maçons, force occulte du « complot » mondial ourdi par “eux” tous contre “nous“ les pauvres, les Arabes, les Musulmans et les Noirs. Cette représentation explique le sentiment d’oppression qu’éprouvent tous ces jeunes, même diplômés. Ils se sentent des victimes, et leur quotidien vécu dans la précarité économique, les discriminations et les stigmatisations ajoute à ce ressenti. La plupart estime, de surcroît, que la télévision répand une fausse image de ce qu’ils sont afin d’influencer et d’effrayer l’opinion. En les associant sans cesse aux « violences urbaines » on les identifie tous sans exception à des individus dangereux. Ces jeunes se voient injustement désignés comme « boucs émissaires » ; on fait d’eux des « ennemis de l’intérieur » ; comme si en France le musulman avait remplacé le bloc soviétique en tant que figure du Mal. Les jeunes des quartiers se sentent persécutés en raison de leur religion. Celle-ci a beau être la seconde de l’hexagone, la France a toujours craint les musulmans. On assimile tous les pratiquants à des terroristes islamistes. Si l’ANPE, les employeurs et les élus locaux tiennent ces jeunes à l’écart de toute vie socio-professionnelle c’est en raison de leur croyance. À leurs yeux la France n’est qu’un carcan pour l’arabe et le musulman : pour y réussir, ils doivent mettre de côté leurs valeurs et leurs principes. On les somme de « s’intégrer » et la formule les humilie : ils sont nés en France, leurs papiers, leurs scolarité et souvent leur travail attestent bien de leur intégration. Ces jeunes estiment pouvoir prétendre aux mêmes droits que les autres citoyens français.
Éric Marlière a noté au cours de ses années d’enquête à quel point les quartiers évoluent ; le processus d’individuation y est à l’œuvre : de plus en plus de ces jeunes se désolidarisent de leur bande pour entreprendre des études. Sur le terrain où il a travaillé, seule une minorité sombre dans la marginalisation délinquante et le deal des drogues dures.
• D’aucuns trouveront inquiétants certains propos rapportés par le sociologue. Sans porter de jugement cependant, il faut reconnaître qu’ils donnent la mesure du désarroi de la majorité de ces jeunes. Victimes de la « violence symbolique » ils subissent un déclassement social croissant dans l’incertitude grandissante d’avoir un avenir. On peut comprendre leur sentiment d’injustice, d’oppression et de persécution : à leur tour, ils ne se sentent pas en sécurité. La plupart des jeunes interrogés ont prouvé leur bonne volonté, sans grand succès, sans être jamais vraiment acceptés de la France où ils sont nés. En montrant la ghettoïsation des quartiers, qui selon lui s’aggrave, Éric Marlière veut persuader les hommes politiques que les banlieues ne vont pas mieux qu’en 2005. L’émeute restera imminente tant qu’ils n’écouteront pas le ressenti de ces jeunes, tant qu’ils ne prendront pas le temps de le comprendre.
Éric MARLIÈRE
« La France nous a lâchés »
Fayard, 2008, 248 pages