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• Helléniste et philosophe, professeur à Paris VII, François Jullien se consacre depuis une vingtaine d'années à l'approfondissement de la pensée chinoise à travers la traduction des textes classiques. Ce décentrement, ce détour par une autre logique l'amène à "voir autrement" les implicites de la pensée occidentale, à en mieux embrasser l'élaboration historique ainsi que les limites. La philosophie chinoise ne construit aucun système théorique a priori à l'inverse de la rationalité occidentale. Un long apprentissage du chinois amène ce sinologue, "chemin faisant", à élaborer des concepts opératoires pour comprendre l'unité d'intellection de la pensée chinoise, condition sine qua non du rapprochement de l'Occident et de l'Orient. C'est dans cette perspective qu'il met à l'épreuve la notion européenne d'Universel. Fait-elle sens pour les cultures non-occidentales ? Le fameux "dialogue" des cultures ne relève-t-il que des bons sentiments ?

• François Jullien retrace l'histoire composite de l'universel. Depuis le monde des idées platonicien, la philosophie occidentale a forgé la notion de "concept", qui élève le réflexion dans l'abstraction en la coupant du monde sensible. Le christianisme y a ajouté en postulant la figure de l'Homme comme sujet universel pris dans un destin collectif d'attente et de salut, totalement évidé de toute appartenance concrète. Descartes a enfin consolidé ce concept d'Homme en dissociant l'esprit – éclairé par Dieu – du corps, caverne de désirs diaboliques. Coupant lui aussi l'homme de la nature, il l'a exhorté à s'en rendre "maître et possesseur". Dès lors, la pensée occidentale n'a eu cesse de s'imposer au reste du monde au nom de ce concept d'Homme prédicat axiomatique posé à priori comme universel. De surcroît, depuis la déclaration de Valéry : «Civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles…», la culture européenne ne peut nier qu'elle tremble aujourd'hui dans ses assises. Sans substitut à la disparition des idéologies politiques et religieuses, elle cherche à se redonner une cohérence en exportant ses valeurs et ses modes de vie. Or Jullien démontre que cette prétention à l'universel n'est en rien universelle, mais seulement un fantasme occidental. Aucune valeur – la morale, la vérité, la liberté, la déclaration "universelle" des droits de l'homme – n'est universalisable. L'Occident prétend imposer les siennes à des cultures plus solides, à forte conscience identitaire, en feignant d'ignorer que les valeurs de chaque culture ne se négocient pas. La Chine, l'Inde, le Japon constituent des civilisations singulières qui restent indifférentes à nos droits de l'homme : ils ne font pas sens pour elles.

• Au lieu de prétendre imposer l'universel à ces cultures closes, mieux vaut comprendre leur logique. La pensée occidentale s'est construite sur le concept de liberté, d'émancipation de l'homme en rupture avec la nature. À l'inverse, les philosophies non occidentales se sont élaborées sur la nécessité d'intégration familiale, ethnique et cosmique de l'être humain. Sans principe d'autonomie individuelle, son statut reste minimal et inséparable des ordres naturels. Ce cheminement de la pensée, chinoise en l'occurrence, inductif et pragmatique, s'enracine dans les circonstances, dans "ce qui advient" puis se réfléchit – rationalise et se reflète – dans la langue. Réflexion et communication naissent de l'expérience sensible : c'est cette communauté de l'intelligible qui lie l'humain, selon Jullien, et que toutes les cultures ont en partage. Ceci induit tout l'effort de ce sinologue pour se décentrer, rentrer dans la logique d'un texte chinois et en "déplier" l'implicite : cette démarche jette un pont entre les deux cohérences culturelles. Ainsi, on ne conjugue pas les verbes chinois car le "passé" n'existe plus, le "futur" pas encore : seule compte la pente du moment, évolutif et éphémère. Le temps "coule" et ses marqueurs ne portent pas sur l'action verbalisée. Pour désigner un paysage, la langue chinoise parlera de "montagne-rivière" par exemple : là où les langues occidentales figent l'image en son état, le sinogramme retient l'harmonie des contraires entre solide et liquide, haut et bas, en son mouvement.

Selon François Jullien, pour tendre à l'universel de l'humain, la pensée européenne doit se décentrer de l'a priori innéiste d'une "nature humaine" autant que de l'axiome métaphysique des frères en Dieu. Il faut inverser la portée des droits de l'homme. Leur signification positive – vouloir imposer les valeurs occidentales – reste injustifiable ; en revanche, leur signification négative est féconde. Car en suggérant l'idée de droit de l'individu, l'Europe en signale l'absence dans beaucoup de cultures, le manque, le vide : ce dernier n'est pas synonyme de néant dans la philosophie chinoise, mais il est souffle, infinité des possibles : c'est la Voie. La pensée occidentale crée un besoin, et ouvre une brèche dans les cultures closes, qui porte au dépassement. En suggérant la possibilité du refus, de dire non à tous les systèmes installés, l'idée du droit de l'homme provoque l'appel d'air vers un idéal, d'universalité à construire.

Toutefois, l'entreprise n'est possible que si s'élabore un réel dia–logue "au sens fort", dit Jullien, entre les cultures. Toutes sont plurielles aujourd'hui, métissées en partie en raison de leurs interactions, mais aussi distinctes, "dia", duelles. Il faut conserver entre elles "l'écart" – concept-clé du philosophe – qui ne signifie pas "différence". Préserver sa spécificité culturelle n'induit pas le conflit mais le vis-à-vis, telles les deux rives de la rivière. C'est le "logos", raison et langage, qui permet de lancer des ponts d'une culture à l'autre. On doit se garder de réduire cet écart par la standardisation et la mondialisation : car l'écart fonde l'enrichissement, nourrit la réflexion de chaque culture : en habitant la logique de l'autre pour la comprendre, et en se réfléchissant pour s'en faire comprendre. François Jullien ouvre la troisième voie pour initier le mouvement vers l'universel, fondé sur la commune intelligibilité de l'humain afin de déclôturer les totalités installées dans certaines cultures non occidentales. Si, pour sa part, la pensée européenne sait s'extraire de son européocentrisme, – après la mort de Dieu puis celle de l'Homme selon Foucault – rien de ce qui est humain ne lui restera étranger : Térence aura été entendu.

Si François Jullien a choisi le détour par la pensée chinoise c'est que, n'ayant aucun fondement historique commun avec l'Occident, l'écart culturel est maximal, et le dépaysement de la pensée européenne d'autant plus opérant pour mettre à jour les limites de la pensée occidentale. Le sinologue suisse J.F. Billeter a récemment déclaré que F. Jullien cherchait à imposer, à travers ses traductions, une image idéalisée de la Chine – héritée des philosophes du XVIIIe siècle – aveugle à la réalité politique. Or, F. Jullien n'a jamais prétendu soutenir le régime politique chinois ni sa récente exacerbation nationaliste : la sinéité. Lui a recours à ce détour dont tout sage et philosophe connaît l'efficience car en usant de la Chine comme d'un levier, c'est "l'humanisme mou" autant que "le flasque de l'opinion" en Europe qu'il stigmatise.

 

• François JULLIEN : De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures
Fayard, 2008, 262 pages.

 

Chroniqué par Kate




 

 

Tag(s) : #ANTHROPOLOGIE, #CHINE
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