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Un homme parle. On ne sait à qui. « Vous voulez que je parle de la vie, mais je n'ai parlé de rien d'autre que d'échec…» On apprendra plus loin qu'il s'adresse à une doctorante en sociologie formée aux Etats-Unis, qui vient chez lui chaque semaine pour recueillir ses confessions.
Cet homme c'est Ah Hock, un membre de la communauté chinoise de Malaisie dans lequel l'auteur situe son roman. Ah Hock, a purgé une peine de prison. Il a été condamné à plusieurs années pour la mort d'un homme. C'était une bagarre contre un trafiquant de main-d'œuvre clandestine, qui menaçait de tuer à coups de couteau son ami Keong, un ami d'enfance, lui aussi actif dans le milieu du travail temporaire. Ah Hock était contremaître dans une entreprise d'élevage de poissons, propriété de M. Lai. Il s'occupait de la maintenance, de la surveillance des ouvriers immigrés, et du chantier d'agrandissement. Il était marié à Jenny, qu'il avait connue comme employée de la banque puis travaillant pour le compte d'une société américaine dont elle écoule les produits auprès de clients qu'elle reçoit chez elle. Jenny est une femme dynamique et organisée, qui a fait des études, et qui croit réussir sa carrière : le contraste avec Ah Hock est évident.
Ah Hock vit seul désormais depuis sa sortie de prison. Il a été aidé par une Église locale. Et puis il est devenu dépressif. Il se nourrit mal. Il raconte sa naissance près de Kuala Selangor, son enfance, sa famille, ses grands-parents venus de Chine, de la province de Fujian, des Hokkien. Il n'a pas connu son père qui, abandonnant la pêche, est parti travailler à Singapour où il est resté, fondant une autre famille. Ah Hock a donc vécu avec sa mère, une femme sans instruction qui trimait pour s'en sortir passant de petits boulots à une tentative d'élevage de poissons et de culture maraîchère pour vendre au marché, jusqu'à ce qu'une tempête submerge et détruise son installation sur la côte. Ah Hock raconte longuement et à plusieurs reprises ses relations avec l'ami Keong, le mauvais élève devenu petit malfrat à Kuala Lumpur, désormais trafiquant fournissant de la main-d'œuvre illégale aux plantations de palmiers à huile qui prennent une place croissante dans l'économie malaise. C'est à lui qu'Ah Hock s'est adressé, dans l'urgence, pour se sortir du pétrin quand, en l'absence de M. Lai, les ouvriers de l'élevage de poissons ont déguerpi, malades, souffrant sans doute de choléra.
Il est énormément question du travail dans ce roman qui évoque, de ci de là, la transformation économique et sociale de la Malaisie, son intégration dans le marché mondial, comment une société liée à la mer et à l'agriculture vivrière se trouve projetée dans la modernité. Les chantiers et les plantations aspirent les travailleurs étrangers venus du Népal, du Bangladesh, de Birmanie, notamment des Rohingyas clandestins, comme ceux de l'entreprise de M. Lai. On évoque la corruption, contre laquelle Su-Min la jeune sociologue, est allée manifester. On évoque les bas salaires, surtout des plus exploités, les Rohingyas, et les souffrances des corps. Et donc une société très inégalitaire, avec tout en haut des privilégiés comme la compagne de Su-Min, une avocate qui aime les voitures de luxe, bientôt une Bentley, et tout en bas ces migrants sous des bâches près des plantations, tels des survivants d'un déluge mondial.
L'écriture de Tash Aw est très élaborée. Elle rend bien compte des tourments passés et présents de son personnage principal, dans une narration d'apparence chronologique, d'octobre à janvier, qui masque en fait des plongées dans les profondeurs du passé d'Ah Hock, avec une prédilection pour la mémoire de sa mère. C'est un livre attachant qu'il faut prendre le temps de savourer.
• Tash AW : Nous, les survivants. [We, the Survivors].- Fayard, traduit de l'anglais par Johann-Frédérik Hel-Guedj, 2021, 384 pages.