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Longtemps les ports français ont participé au trafic des Africains réduits en esclavage vers les plantations des colonies européennes en Amérique et aux îles Mascareignes. Dénombrer les expéditions faites à partir des ports français est donc nécessaire pour connaître l'histoire de l' « infâme trafic » — comme on disait déjà sous l'Ancien Régime.

 

L'abolition de l'esclavage par la Convention et les guerres de l'Angleterre contre la France révolutionnaire ont pu donner à croire que le trafic négrier avait cessé à partir des ports français. Ainsi disposait-on du Répertoire de Jean Mettas pour la période se terminant en 1793 et de celui de Serge Daget pour la période commençant en 1814, celle de la traite rendue illégale par les puissances réunies au Congrès de Vienne. Pourtant les ports français ont cherché à maintenir cette activité, particulièrement entre le 1er octobre 1801 — signature des préliminaires de la paix d'Amiens — et sa rupture par le gouvernement de George III en mai 1803. D'autre part, la guerre de course permit souvent aux navires français de s'emparer des captifs de la flotte anglaise — et inversement. Dans ce numéro spécial de la revue Outremers, Éric Saugera livre la première partie de son répertoire qui comble l'intervalle entre ceux de Mettas et de Daget.

 

L'ouvrage se présente — comme ses prédécesseurs — sous la forme de fiches classées par port et documentant chaque expédition répertoriée, nommées d'après le nom du navire négrier — ou gommier puisque la traite conjugue différentes activités commerciales. Ce volume est dominé par les activités du port de Bordeaux en 1802-1803, loin devant Marseille, celles de Nantes étant reportées au volume suivant. Ces fiches nous renseignent sur les navires — de types variés —, les armateurs — dominés à Bordeaux par la figure de Jacques Conte —, les capitaines et les équipages, le financement et l'assurance des expéditions, les marchandises de traite — beaucoup de cotonnades aux noms exotiques ! —, les lieux de la traite proprement dite sur les côtes africaines, le débarquement des esclaves après le “passage du milieu”, et fort souvent la capture des navires par les corsaires anglais, ce qui est parfois source de litiges entre armateurs et assureurs. Paradoxalement, car on est tributaire des sources, ce qui est le moins renseigné reste le nombre, l'identité et le sort des captifs.

 

À consulter ce répertoire, force est de remarquer d'abord les noms des bateaux ! Deux ont été nommés Les Deux Amis, l'un à Bordeaux, l'autre à Marseille. Si beaucoup sont baptisés d'un prénom, il en est certains qui évoquent le dynamisme de leur temps — L'Impatient, L'Alerte, Le Brave, et d'autres portent l'idéal des Lumières et de la Révolution comme Le Grand-d'Alembert et La Nouvelle Société, d'autres encore étonnent tel Le Réparateur qui est le premier navire négrier à quitter Bordeaux à la reprise du trafic en février 1802, mais dont l'armateur Bernard Roques fit faillite deux ans plus tard — ironie du sort. En revanche La Confiance portait bien son nom : propriété de Jacques Conte et commandée en 1800 par Robert Surcouf, elle avait capturé le Kent un indiaman de 1200 tonneaux dans le golfe de Bengale ; Ambroise Louis Garneray en fit le sujet d'un tableau célèbre.

 

 Ambroise Louis Garneray (1784-1857) : La Confiance capturant le Kent.
Musée d'Histoire de Saint-Malo

 

Des personnages marquants du milieu maritime émergent de ces pages qui confirment l'importance de nombreux armateurs, quelques-uns figurant parmi les 200 principaux actionnaires appelés à l'assemblée générale constitutive de la Banque de France en l'An IX, tels les frères Basterrèche de Bayonne. Riches d'informations généalogiques, les données concernant les capitaines reconstituent les carrières, montrent éventuellement la mobilité sociale, de la même façon qu'on peut constater qu'armateurs, assureurs et capitaines constituent des réseaux où les liens familiaux sont facteurs de confiance.

 

La vie de biens des personnages pittoresques pourrait aisément inspirer un romancier. Ainsi cet Hyppolite Mordeille, dit Main Courte, natif de Bormes-les-Mimosas, capitaine négrier puis corsaire sous la Révolution, capturé par les Espagnols et par les Anglais. De nouveau capitaine d'une expédition négrière au Mozambique en 1802, il semble âpre au gain — « Il n'avait qu'un bras, et il n'avait sans doute jamais eu de cœur » note un passager débouté — débarquant de La Légère ses esclaves au Rio de la Plata à cause de la reprise de la guerre, capitaine corsaire capturant un trois-mâts de Liverpool dans le golfe de Guinée, ramenant ses captifs à Montevideo, combattant avec plusieurs de ses marins pour aider le gouverneur espagnol Jacques de Liniers à chasser les Anglais et reprendre Buenos-Aires, retrouvant là dans la lutte contre les Anglais un autre marin français, le subrécargue Couraud, venu de Bordeaux avec L'Orient, et tous deux morts à Montevideo, l'un en 1807 et l'autre en 1814, dans une ville où deux rues portent leur nom.

 

Certaines expéditions plus que d'autres témoignent d' « une économie négrière mondialisée », et c'est particulièrement le cas du Guteman parti de Bordeaux en août 1802. «  Le navire est un ancien bâtiment portugais, vendu par un armateur corsaire français à un négociant de Hambourg [Jean-Charles Schultz] ou de la communauté allemande du Holstein, et qui met le navire sous pavillon danois à Altona (…) Ce négociant s'associe à trois de ses pairs bordelais, dont l'un, compatriote, lui aussi protestant luthérien, a émigré du Holstein [Daniel Pölhs], l'autre américain, quaker de Philadelphie [Jonathan Jones], enfin le dernier, protestant français du Béarn [Jean Burgué]. Ce quatuor s'entend pour aller chercher des Noirs au Mozambique et les livrer à la consignation de deux négociants espagnols à Buenos-Aires… »

 

Cet ouvrage est une mine d'informations qui intéresseront les chercheurs. Le travail extrêmement minutieux d'Eric Saugera nous a déjà valu une histoire de Bordeaux port négrier qui a été œuvre pionnière en 2002 dans la redécouverte de l'histoire de la traite des esclaves par les milieux portuaires français, et Reborn in America, une passionnante étude de l'aventure qui conduisit des soldats de Napoléon à s'installer en Alabama pour cultiver, croyaient-ils, la vigne et l'olivier. Le présent ouvrage nous aide un peu mieux à percevoir l'esprit d'une époque disparue. C'est sur cette idée que je terminerai avec l'évocation du cynisme et de la suffisance d'un de ces capitaines, le poitevin René Button, publiant en 1790 un opuscule intitulé L'Ami des Hommes pour mettre en garde contre « la proposition faite sur la liberté des Noirs de nos colonies » ; cette « philosophie destructrice » aboutirait selon lui au « plus grand malheur qui puisse affliger l'Etat...» Dix ans plus tard, il s'adressait en flatteur à Bonaparte pour lui proposer ses services, fort de « sept voyages négriers consécutifs » — avant de disparaître en mer à bord de son lougre de 24 tonneaux, quelque part entre Lisbonne et la côte africaine.

 

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Éric Saugera. Guerres et traites françaises aux côtes d'Afrique. De la Révolution à Napoléon. 1ère partie  - Revue Outremers, éditée par la Société française d'histoire des outre-mers, n°408-409, 2ème semestre 2020, pages 15 à 466. - Le second volume doit paraître d'ici 2022.

 

 

 

Tag(s) : #ESCLAVAGE & COLONISATION, #HISTOIRE 1789-1900
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