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Voici un petit livre dont la lecture est absolument prenante. Pourtant son auteur Alexandre Grine est un quasi-inconnu. Fils d'un noble polonais condamné à la déportation pour cause de soulèvement patriotique, Alexandre Stepanovitch Grinievski (1880-1931) est né dans la province de Viatka et a pratiqué divers métiers. Arrêté pendant la Révolution de 1905, il raccourcit son nom et se lance dans la littérature en écrivant des nouvelles à l'occasion de son exil en 1910-1912 dans la région d'Arkhangelsk. Sa carrière littéraire s'épanouit durant les années vingt avec notamment ce court roman énigmatique qu'est L'Attrapeur de rats (1924).

 

C'est une histoire qu'auraient pu conter Edgar Allan Poe ou Mikhaïl Boulgakov. Avec sa dérive du réalisme vers le fantastique ou le symbolisme, elle n'a heureusement rien à voir avec le réalisme soviétique. D'ailleurs à la fin de ses jours, Grine était quasiment censuré par le régime.

 

De quoi s'agit-il ? Un narrateur complètement fauché ayant échappé au typhus erre dans le Petrograd famélique et appauvri par les suites de la Révolution de 1917. Le monde est à l'envers pour tout dire. L'ex-épicier chez qui le narrateur avait une ardoise est devenu une sorte d'agent immobilier officieux qui ouvre le palais déserté d'une ancienne banque de la capitale afin de lui trouver un hébergement. Le narrateur erre dans ce palais où (presque) tout a été pillé. Armoires forcées, archives jonchant le parquet, mobilier cassé, téléphones en pagaille… (On se souvient que la révolution bolchevique s'est faite contre les banques étrangères et que Lénine a dénoncé les emprunts russes). En mars 1920, le narrateur qui avait fait la rencontre d'une jeune fille sympathique — ils avaient en commun de vouloir vendre des livres pour subsister — en vient dans son cauchemar, ou son délire (ou sa lucidité?) à s'imaginer pouvoir lui téléphoner et obtenir son adresse. On saura plus tard qu'elle se nomme Suzy. En même temps une réunion secrète, voire une fête, semble se tenir dans le hall de la banque mais des propos inquiétants sont entendus par le narrateur. Un étrange « Libérateur » menacerait de mort le père de Suzy, homme aux activités mystérieuses. Une course pleine de suspense va s'engager de la perspective Nevski où se trouve l'ancienne banque à la rue de l'île Vassiliev où habiteraient Suzy et son père…

 

Sachant que Grine a un passé de militant S.R., c'est-à-dire d'adversaire des bolcheviks au pouvoir, on s'interroge sur le sens à donner à cette histoire. Le prétendu Libérateur, qui veut porter atteinte à la vie de gens respectables, se trouve être un rat parmi beaucoup d'autres qui ont envahi la ville déchue y compris les couloirs de la banque où le narrateur avait trouvé refuge, nourriture et enchantements. Le rat Libérateur sera présenté au narrateur cloué sur une planchette. Alors, les bolcheviks sont-ils des rats ? Le Libérateur est-il leur chef ? (Lénine vient précisément de mourir quand Grine écrit cette histoire). En tous cas malgré son titre la nouvelle rompt avec le conte des frères Grimm : le père de Suzy semble bien éloigné du personnage du Rattenfänger de Hameln qui jouait de la flûte pour débarrasser sa ville des rats qui la rongeaient ! Si le lecteur juge devoir rester dans l'indécidable quant au sens à donner à cette œuvre, elle est pour le moins le portrait hallucinant d'une société cauchemardesque traumatisée par les événements d'il y a un siècle.

 

 

Alexandre Grine : L'Attrapeur de Rats. (крысолов). Traduit du russe par Paul Castaing. — Publié jadis par L'Âge d'Homme de Vladimir Dimitrijevic L'Attrapeur de rats est republié dans la collection “La bibliothèque de Dimitri” des Éditions Noir sur Blanc, 2019, 88 pages.

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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